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dans les années suivantes une influence considérable sur la politique prussienne. Au premier rang, l’oncle du roi, le frère de Frédéric, le prince Henri, l’un des héros et des favoris du XVIIIe siècle, « Vaillant guerrier, habile général, profond politique, ami de la justice, des sciences, des arts, protecteur des faibles, secourable aux infortunés, » dit le comte de Ségur, il était le mécène des Français à Berlin. Il leur nuisait alors plus qu’il ne les servait, passant pour cabaler et pour fronder. « Sa gallomanie nous a mal servis, » écrivait Mirabeau. Le grand tribun, qui n’avait point eu à se louer de lui, en fait un portrait peu flatté : « Il est faux et ne sait point être dissimulé ; plein d’idées, d’esprit et de talens, il n’a pas un avis à lui. Petits moyens, petits conseils; passions, vues, tout est petit dans l’âme de cet homme, tandis qu’il y a du gigantesque dans son esprit. » — « C’est ma commère l’empressée, et puis, c’est tout, » disait de lui Catherine II[1]. Il ne se consola jamais de n’avoir point joué le premier rôle. Pour s’en faire honneur, ce philosophe n’hésitait point à se vanter d’avoir noué la trame perfide du premier partage de la Pologne[2]. Il fut un des principaux agens de la paix entre la France et la Prusse en 1795 et demeura toujours fidèle à l’idée de l’alliance entre les deux états. Comme gage de ses sentimens, il fit, en l’an V, présent à l’Institut du manuscrit de Jacques le fataliste. Le directoire, en récompense, lui envoya des armes d’honneur avec des exemplaires reliés de Diderot[3]. Un autre « Français, » très en vue à Berlin et très en faveur à Paris, était le duc de Brunswick. « Véritable Alcibiade, disait Mirabeau, il aime les grâces et les voluptés. » Il gouvernait ses états en philosophe; on le citait au premier rang des « princes éclairés. » Depuis la mort de Frédéric, il passait pour le plus grand homme de l’Europe. L’avenir lui réservait d’étranges destinées. Après avoir dirigé, en 1792, la première invasion prussienne en France, il périt en 1806 sous les coups des Français victorieux. Cet adversaire des armées françaises avait cependant, et par deux fois, failli les commander. A la fin de 1791, Narbonne, Talleyrand, Sieyès voulaient faire de lui un généralissime et lui confier la régénération de la France. Huit ans après, ils y revinrent. Un ami de Joseph Bona- parte lui rappelait un jour qu’au début de la révolution on avait songé à faire de Brunswick, un « protecteur. » — « Mais, répondit Joseph, on y pensait encore quand Bonaparte revint d’Egypte. Talleyrand m’en parlait comme de notre ressource dans l’état des affaires; Sieyès lui-même. « Parmi ceux qui partageaient les idées

  1. Lettre à Grimm, 8 avril 1795.
  2. Voir Ségur, Mémoires, I, p. 145 et suiv.
  3. Procès-verbaux du directoire, 2 et 7 vendémiaire, an V.