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de la monarchie et du trésor de Frédéric le Grand. Leurs moyens d’action, très complexes et très puissans, étaient bien faits pour captiver un bigot fantasque et voluptueux. Cependant ils n’auraient gagné qu’une influence d’antichambre ou d’alcôve, ils ne se seraient point élevés à l’influence politique, s’ils n’avaient su pervertir les penchans les plus nobles du roi en même temps qu’ils flattaient les moins élevés. Si médiocre et si secondaire qu’il fût dans la lignée des Hohenzollern, Frédéric-Guillaume n’était point dépourvu de toutes qualités royales. Il était brave, il était bon, ou, pour mieux dire, il était « sensible; » il désirait le bien public; il avait souffert, comme toute la nation, de l’impitoyable régime de Frédéric; il voulait, comme toute la nation, réformer l’état en adoucissant le joug. Il se croyait inspiré d’en haut, « illuminé, » et appelé par le ciel à restaurer les mœurs et la foi dans un pays qui, lui disait-on, et il le croyait lui-même, périssait par le scepticisme des esprits et le relâchement des mœurs. Comment alliait-il ces tendances avec ses goûts, ces aspirations avec ses passions, ces croyances avec ses débauches ? C’est en cela justement qu’il était un esprit faible et un mystique ; c’est pour cela qu’il s’affiliait aux sectes théurgiques au lieu de se soumettre à l’église; qu’il croyait aux visions plus qu’à l’évangile, écoutait le ventriloque qui contrefaisait la voix de Frédéric au lieu d’écouter la voix des ministres ses disciples; qu’il se méfiait enfin des gens graves, réfléchis et pratiques pour se livrer aux familiers, aux charlatans et aux favoris.


III.

Les résultats ne se firent pas attendre, et ils furent désastreux. Un historien allemand, M. Philippson, a étudié avec autant d’érudition que de critique et très nettement exposé les causes et le développement de cette décadence subite, sinon inattendue. A l’intérieur, Wœllner, dont l’influence devint promptement prépondérante et qui se fit donner un ministère, poursuivit de parti-pris, avec toute l’âpreté d’une vengeance personnelle, une réaction totale contre le système de Frédéric. C’est sur la pensée qu’elle sévit tout d’abord et avec le plus de violence. En 1788, il parut deux édits contre la liberté de conscience et la liberté de la presse. Il fut interdit aux déistes et aux philosophes de soutenir publiquement et d’enseigner leurs opinions. L’hétérodoxie fut poursuivie au même titre que l’impiété. Une censure rigide surveilla les discours et les livres. « L’inquisition la plus minutieuse est établie, écrivait Custine; la police est l’instrument de ce ministre théologien, qui, tenant ainsi beaucoup de fils dans sa main, a présenté au roi une machine toute montée pour l’inquisition politique. » Les écrits philosophiques