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mirent une diplomatie sans conscience au service d’une ambition sans frein.

Il n’était pas jusqu’aux meilleurs ouvrages de Frédéric qui n’eussent leur vice caché et ne portassent en eux un ferment de dissolution. La tolérance religieuse des rois de Prusse était justement célèbre. On peut en dire, et à un titre plus élevé, ce que Mirabeau disait de la guerre, qu’elle était l’industrie nationale de l’état. La faute qu’avait commise Louis XIV en révoquant l’édit de Nantes, le dommage qui en était résulté pour la France, les avantages qu’on en avait retirés en Prusse, étaient enseignés à Berlin comme une maxime de gouvernement. Les jésuites en profitèrent au XVIIIe siècle, comme les protestans en avaient profité au XVIIe Les réformés proscrits par Louis XIV apportèrent à la Prusse des ingénieurs, des officiers, des savans, des artistes ; les jésuites expulsés par Louis XV lui fournirent des pédagogues dont l’enseignement mécanique s’accommoda très vite à la discipline prussienne; ils aidèrent puissamment Frédéric à assimiler les populations catholiques annexées de la Silésie et de la Pologne. La liberté religieuse, dont ils étaient seuls à jouir en Europe, était pour les sujets du roi de Prusse un inappréciable bienfait; mais, pour le roi, c’était un simple instrument de règne, un moyen d’attirer les colons et de fondre ensemble les élémens divers de la population. La tolérance de Frédéric ne procédait ni du respect de la conscience, ni de l’amour de la liberté; elle était fille du scepticisme et de l’indifférence morale. « Les hétérodoxes, écrivait un diplomate français[1], pensent que chacun doit être libre dans sa croyance et que la vertu sans la foi peut servir au salut. Frédéric II, qui les favorisait, n’a jamais permis qu’ils fussent inquiétés. Son principe était que le troupeau doit être seul écouté dans le choix du pasteur. Plusieurs fois, il a fait destituer des prêtres hétérodoxes parce que leurs paroissiens en avaient désiré qui fussent attachés à l’orthodoxie. Mais il montrait une entière indifférence sur la prédication d’une doctrine quelconque pourvu que les ouailles en fussent contentes... M. Schultz, ministre à Gilsdorf, près de Berlin, chéri de ses paroissiens, a pendant dix ans prêché le matérialisme. » Le haut clergé luthérien était ouvertement rationaliste. La prédication, dans les grandes villes, se réduisait à la morale, à l’humanité, au sentiment. Un conseiller supérieur du consistoire, Spalding, déclarait qu’il fallait supprimer de l’enseignement religieux les mystères et le surnaturel. Le fond de leurs croyances se ramenait au déisme anglais traduit et commenté par l’auteur du Dictionnaire philosophique : « C’est Voltaire en rabat et en robe de

  1. Custine le fils, 1er avril 1792.