Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/297

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

relève. Il ne faisait aucun cas des vertus militaires. Le tiers de son armée était formé d’étrangers, achetés ou enlevés par ses recruteurs. Le reste, qui était prussien, était séquestré de la nation. Frédéric s’en félicitait, car la guerre, ainsi soutenue et portée au dehors, ne troublait point la vie de l’état ; mais si la guerre était malheureuse et l’état envahi, la nation devait être incapable de se défendre. « La Prusse, écrivait Mirabeau, n’a qu’une armée et qu’un trésor... L’armée prussienne, anéantie, ne peut pas plus renaître que son trésor. » Privée de l’âme qui l’animait, qui en faisait la force, l’intelligence et la vie, cette armée devait se dissoudre. Tous y avaient appris à obéir, nul à commander. Frédéric disparu, personne ne commanda plus et beaucoup cessèrent d’obéir. Les soldats étaient des instrumens : ils n’avaient pas de patrie. Les officiers étaient des cosmopolites. Livrés à eux-mêmes, ils se mirent à raisonner de philosophie et de politique. Ils étaient de leur siècle, le roi ne leur interdisait pas de railler et de discuter. Lorsqu’ils n’eurent plus de maître ou lorsque le maître fut incapable de les guider, il se trouva parmi eux plus de négociateurs que de capitaines. Ils combattirent sans doute avec vaillance et plusieurs fois même avec éclat, mais ils étalent en même temps présomptueux et indécis, pédans et irrésolus. Cela les empêcha souvent de vaincre, et ce fut, en 1806, la principale cause de leur défaite.

Cependant il leur restait des mœurs et des habitudes militaires ; l’armée conservait une admirable contenance dans la paix et fit plusieurs fois encore grande figure sur les champs de bataille. Les diplomates n’avaient ni tenue d’idées, ni mœurs politiques. Les disciples de Frédéric ne reproduisirent que ses défauts ; ses imitateurs ne représentaient que la grimace d’un grand homme. Le génie de Frédéric voilait aux contemporains les procédés de sa politique ; le génie évanoui, il ne resta plus que les procédés, qui parurent ce qu’ils étaient, c’est-à-dire odieux. La modération de Frédéric, ce bon sens politique qu’il possédait à un si haut degré, corrigeaient le vice de ses principes aux yeux d’un public qui excuse souvent un crime, mais ne pardonne jamais une faute. Ce n’en était pas moins, comme il l’a lui-même avoué, à force de négocier et d’intriguer, qu’il en était venu à ses fins. L’intrigue, après lui, resta le seul fond de la politique prussienne. La cupidité qu’il avait apaisée chez lui en la satisfaisant avec mesure, se répandit après lui gloutonnement de tous côtés et sur tous les objets. Il y avait pour la Prusse des tentations partout. Elle crut tout permis et tout possible, oubliant que, si Frédéric avait réussi, c’est qu’il ne s’était permis que le possible. A défaut de scrupules, il avait de la prudence. Ceux qui le remplacèrent, infatués de sa force et grisés de son succès,