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I.

Frédéric avait triomphé des deux grandes épreuves des conquérans : il avait gardé ce qu’il avait su prendre, il avait assimilé à ses états héréditaires les provinces qu’il y avait annexées. Il croyait à la durée de son ouvrage. Il convenait que sa mort serait une crise pour l’état prussien. «Mais, ajoutait-il, une monarchie ne se détruit pas si vite, et la mienne est bien montée. S’ils veulent même, ils ne pourront presque pas la gâter. » En cela il se trompait. Il avait le sentiment de sa propre valeur, et ce sentiment n’était point exagéré ; mais il se faisait de grandes illusions sur la valeur de son gouvernement. Il personnifiait la Prusse ; nul souverain ne put dire avec autant de vérité : « L’état, c’est moi. » C’était le ressort de la monarchie prussienne, c’en était aussi le vice et la faiblesse. L’état, c’était le prince, le prince était un grand homme d’état. C’est ce qui explique en partie l’engoûment des philosophes et des réformateurs pour le roi de Prusse et sa politique. Ils confondaient volontiers le règne de la liberté avec le règne des « lumières, » et le règne des « lumières » avec celui des philosophes. Sauf Montesquieu, qui voyait de plus haut et plus loin, les contemporains n’allaient guère dans leurs vœux au-delà du despotisme éclairé, et le gouvernement de Frédéric en présentait sous beaucoup de rapports un modèle achevé. Les défauts de l’œuvre provenaient des qualités mêmes de l’artiste qui l’avait créée. L’activité infatigable de Frédéric, son caractère impérieux, ses habitudes militaires le portaient à tout commander, à tout diriger, à tout faire par lui-même. Il avait tout ramené aux proportions de son esprit, et elles dépassaient la moyenne des capacités humaines. Il administrait l’état comme un propriétaire administre son bien. Tout son système de gouvernement se réduit à cette donnée élémentaire : l’exploitation d’un grand domaine par un maître intelligent.

« Frédéric le Grand, dit un contemporain qui avait servi en sous-ordre dans son cabinet[1], Frédéric dirigeait seul tous les ressorts de l’état. Ses ministres demandaient ses ordres par écrit, et, de son cabinet, il prononçait d’un trait de plume sur les affaires les plus importantes comme sur les moindres détails… Le mépris des hommes dont il n’avait pu se défendre… l’avait rendu sur les jugemens d’une indifférence parfaite, et jamais, dans ses ordres de deux lignes, il n’énonçait un motif. Deux ou trois secrétaires, gens

  1. Lombard, Matériaux pour servir à l’histoire des années 1805, 1806 et 1807 ; Leipzig, 1808.