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ils tiendraient les premiers rôles dans la grande tragédie du siècle. Sur la proposition de Talleyrand, Mirabeau fut envoyé à Berlin. Dans cette répétition improvisée où ils s’exerçaient l’un et l’autre, Mirabeau tenait l’emploi d’ambassadeur, Talleyrand celui de ministre in partibus. Le futur négociateur des traités de Vienne recevait les lettres, les déchiffrait, les remettait à Vergennes, « épurées, arrangées, embellies, » pour l’usage du roi[1]. Ce travail de révision n’était point inutile. Les lettres de Mirabeau, écrites « au jour le jour, avec la rapidité de l’éclair, sans avoir le temps de relire, » se ressentaient de l’état d’orage, de la tempête continuelle au milieu desquels vivait Mirabeau. Les pointes cyniques s’y mêlent aux traits de génie. Cette correspondance diplomatique est composée sur le ton du pamphlet. On y retrouve l’emportement, la véhémence, et malheureusement aussi les taches qui souillent les écrits du donjon de Vincennes. C’est l’ébauche violente, le premier jet désordonné du grand ouvrage que Mirabeau devait rapporter de Berlin et publier en 1788, la Monarchie prussienne sous Frédéric le Grand. On y relève les mêmes contradictions : une critique pénétrante des défauts de l’œuvre, une admiration enthousiaste pour l’auteur. « Si la Prusse périt, s’écrie Mirabeau, l’art de gouverner retournera vers l’enfance. » Puis, après avoir décrit « cette machine supérieure à laquelle des artistes de génie ont travaillé pendant des siècles, » il en dévoile tous les vices secrets et il conclut : « Jamais royaume n’annonça une plus prompte décadence... La monarchie prussienne est constituée de manière qu’elle ne saurait supporter aucune calamité, pas même celle, à la longue inévitable, d’un gouvernement malhabile... Si jamais un prince peu sensé monte sur ce trône, enverra crouler soudainement ce géant formidable... On verra la Prusse tomber comme la Suède. »

Cette opposition est au fond des jugemens de tous les contemporains. L’apologie et la critique étaient également motivées. L’histoire devait les justifier tour à tour. Une même génération d’hommes allait être le témoin de la chute prodigieuse de la Prusse et de son relèvement plus étonnant encore. Les causes des événemens qui se sont déroulés dans ce siècle étaient posées à la fin du siècle dernier. Elles étaient toutes dans le caractère du roi qui allait disparaître, dans celui de l’établissement qu’il avait fondé et du peuple qu’il gouvernait. Quand on les étudie de près, on n’est plus surpris des contradictions que les contemporains signalaient sans pouvoir les résoudre.

  1. Histoire secrète de la cour de Berlin, 1789; lettre du 24 octobre 1786. — Voir pour le détail de la mission, Bacourt, Correspondance de Mirabeau et du comte de la Marck, I, p. 343, note.