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plus enrager que l’ennemi, les hussards et les Cravates. » Il leur reprochait d’éparpiller leurs troupes, de les diviser en petits détachemens dont le plus heureux avait, comme Ulysse, l’avantage d’être mangé le dernier par le cyclope. « Les petits paquets, a dit Napoléon, sont le cachet des sots. » Pourquoi le maréchal de Broglie ne faisait-il pas la guerre comme M. le duc Albert de Broglie écrit l’histoire !

Il est juste de considérer aussi les efforts, la prodigieuse tension de tous les ressorts de l’état qu’une guerre de dix-huit mois avait imposée à cette Prusse destinée à devenir l’une des plus grandes puissances de l’Europe, mais qui n’était alors qu’un petit royaume. L’armée avait été fort éprouvée, elle avait essuyé ces pertes qu’infligent toujours à leurs ennemis les Autrichiens même battus, et les caisses commençaient à tarir. C’était le moment que choisissait la France pour prier Frédéric de prêter 6 millions de florins à Charles-Albert, à ce malheureux empereur qui n’avait que le titre et n’avait pas la rente. «Je crois que vous me prenez pour le juif de cour de l’empereur, répondait Frédéric dans un bouillonnement de colère à l’envoyé français, le gros marquis de Valory, et que non content que je ruine mes troupes pour lui, vous prétendez que je lui prodigue les épargnes de l’état; jamais roi ni juif ne prête sur les physionomies. Le roi de France peut faire à proportion de bien plus grands efforts que moi, chacun doit se plier à son état et les cordes de mon arc sont à présent tendues selon ma capacité; on devrait rougir de honte des propositions que l’on me fait. » La fourmi n’était pas prêteuse, et en vérité la cigale prenait mal son temps.

Enfin, quoique M. de Broglie ait démontré qu’autant qu’on en peut juger par les pièces de chancellerie, le cardinal de Fleury ne songeait point à jouer au plus fin avec Frédéric ni à se dérober à une alliance qui lui pesait, il n’en est pas moins vrai que Frédéric était inquiet et qu’il avait sujet de l’être. Il se défiait beaucoup des Saxons, dont il disait « que l’incertitude, le chipotage et la fausseté formaient les lois de leur politique et que la fourberie se manifestait dans toutes leurs négociations. » Il savait que Marie-Thérèse, qui à son école s’était formée avec une surprenante rapidité dans l’art de la diplomatie en partie double, négociait à Versailles en même temps qu’avec lui, et il savait aussi que l’octogénaire qui gouvernait la France avait hâte d’en finir.

On ne peut lire sa Correspondance sans constater que ses inquiétudes, bien ou mal fondées, étaient réelles et ne le quittaient pas ; elles percent dans ses missives les plus confidentielles. Le 16 janvier, il donnait à son ministre à Paris l’ordre de bien sonder le cardinal, ses projets, ses intentions, de s’assurer s’il n’était pas jaloux de la gloire et des trophées du vainqueur de Molwitz. Le 25 avril, il écrivait