Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/213

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étonné de sa bonne fortune, il se défiait de l’avenir, se souciait médiocrement de remettre au jeu. « Sa renommée, tardivement acquise, lui semblait, comme sa vieillesse merveilleusement prolongée, un bien fragile qui ne tenait qu’à un souffle et que la moindre secousse pouvait faire tomber en poussière. » A l’âge où il ne s’occupait que de vivre sans déchoir, on lui imposait de nouvelles chances à courir, une aventure qui lui paraissait pleine d’incertitudes, de hasards et de dangers, et il s’écriait : «Je suis, comme dit l’Écriture, in medio pravœ et perversæ nationis ! »

De toutes les fautes que peut commettre un souverain la plus grave est de charger de l’exécution de ses plans un ministre qui les désapprouve, qui les déclare « contraires à ses goûts et à ses principes ; » c’est une erreur que la fortune ne pardonne jamais. On ne fait bien que ce qu’on aime, et de quoi qu’il s’agisse, il faut être amoureux de son œuvre ; les amoureux seuls ont cette violence qui ravit non-seulement le royaume du ciel, mais les couronnes de la terre. Un ministre attelé à une besogne qui lui déplaît n’en souhaite que modérément le succès qui lui donnera tort, il se console d’avance d’un avortement qui lui donnera raison et le droit de s’écrier : « Ne vous l’avais-je pas dit ? » Il est fertile en objections, riche en difficultés, il marchande, il chipote, il ne prend que des demi-mesures, et faire les choses à moitié est la pire conduite qu’on puisse tenir en ce monde mieux : vaut ne rien faire du tout.

En 1740, la France conduite par une main sénile qui ne touchait à la pâte qu’à regret et avec répugnance, ne fit rien qu’à moitié et se lança dans d’inextricables embarras, fournissant des prétextes et des occasions à la perfidie de celui que nous comparions à un épervier et qui depuis avait pris figure d’aigle ou de faucon. Maître de la Silésie, il disait : Beati possidentes ! — Et il allait dire bientôt : « Je regarde cette affaire comme une navigation entreprise par plusieurs à même but, mais qui dérangée par un naufrage, met chacun des voyageurs en droit de pourvoir à sa sûreté particulière, de se sauver à la nage et d’aborder où il peut ; » ou, pour reprendre la comparaison de Louis XV, le fortuné Frédéric se disposait à se retirer sur le mont Pagnote, à contempler du haut de son rocher avec cette joie secrète qu’a racontée Lucrèce ses alliés aux prises avec le malheur et barbotant dans leurs bas-fonds. Il n’attendait pour rentrer à Berlin, la Silésie en croupe, que l’instant favorable, ce qu’il appelait « l’heure du berger, » car il était de la race des grands amoureux et il en parlait volontiers la langue.

Il s’est trouvé des historiens allemands pour affirmer que la défection de Frédéric était un acte aussi conforme à toutes les lois d’une saine morale que l’invasion de la Silésie avait été une entreprise correcte,