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qu’égalera bientôt son génie militaire, un lettré, un parnassien, un joueur de flûte, un apprenti philosophe sous lequel on voit percer subitement un ambitieux sans peur, sans vergogne et sans remords, et qui, semblable à un jeune épervier impatient d’essayer ses forces et son bec, fond de plein vol sur sa proie, la couvre de ses ailes, la tient si fortement dans ses ongles qu’il faut désespérer de la lui arracher, les principaux états allemands entrant en appétit et réclamant leur part dans la curée, l’Angleterre et la France se mêlant à cette aventure, un inextricable conflit de convoitises et de jalousies, des manœuvres, des prétentions avouées ou inavouables, les fils entre-croisés de mille intrigues contraires, voilà ce que vit l’Europe en 1741, et assurément aucun sujet n’est plus propre à tenter un historien.

Pour écrire le beau livre où il a raconté les débuts de Frédéric et de Marie-Thérèse, les premières passes d’armes de leur grand duel et le rôle qu’y joua la France, M. le duc de Broglie a mis à profit non-seulement les plus récentes publications des chancelleries de Berlin et de Vienne, mais les correspondances inédites des agens français qu’il a patiemment interrogées et compulsées aux archives des affaires étrangères[1]. Il faut lui savoir gré également et de l’abondance des informations qu’il a recueillies et de l’usage discret et sobre qu’il en a fait. Il n’a pas oublié un moment que l’histoire est un art autant qu’une science, il a su se défendre de cette intempérance du détail inédit qui est une des maladies de notre temps. Il a semé à la main, non à plein sac, il n’a eu garde de tout dire et de vider ses tiroirs. Si riches que fussent les documens dont il disposait, il n’a sacrifié à la tentation d’en user ou d’en abuser aucune des qualités maîtresses qui font l’historien, l’ampleur du récit, le sentiment des proportions et de l’ordonnance, les vues d’ensemble, la philosophie des événemens.

Si nous louons en lui ce mérite, ce n’est pas qu’il lui en ait coûté beaucoup de se contenir ou de s’abstenir à propos; il y a un peu de vertu dans tous les grands talens. Mais ce sont des vertus rares aujourd’hui que le goût et le choix. Jamais on ne poussa plus loin l’amour des minuties, jamais on ne se donna plus de peine pour graver dans la mémoire des hommes une foule de choses parfaitement dignes d’être oubliées. Les écrivains qui ont le courage de retrancher l’inutile de leurs arbres à fruit sont peu nombreux, et ceux qui nous invitent à dîner sans nous faire passer par la cuisine le sont encore moins. Il semble que le XIXe siècle, qui a commencé par le romantisme et la philosophie, soit destiné à finir par le commérage. Il convient à un historien de n’être ni romantique ni commère, de posséder ce bon

  1. Frédéric II et Marie-Thérèse d’après des documens nouveaux, 1740-1742, par le duc de Broglie; Calmann Lévy, 1883.