Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/167

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toujours, barbier aussi bien qu’aubergiste. Que vous dirai-je ? Nous avons le choix de mourir de faim ou de nous donner une indigestion d’œufs durs, à moins de nous décider à rincer vigoureusement au ruisseau voisin le susdit plat à barbe : c’est à ce dernier parti que nous nous arrêtâmes, et voilà comment je mangeai ma première… et, je l’espère, ma dernière omelette au savon dans le han inhospitalier de Marinov.

… Puisque je suis ici dans le chef-lieu catholique de toute la province, le moment me paraît assez bien choisi pour résumer en quelques mots mes notes sur les différentes religions qui se rencontrent en Bosnie et en Herzégovine.

C’est au IXe siècle qu’eut lieu la grande évangélisation des Slaves du Nord par saint Cyrille et saint Méthode ; mais, bien avant eux, des missionnaires latins étaient déjà venus prêcher le christianisme aux Slaves de la Bosnie et de l’Herzégovine. Lors de la conquête turque, à la fin du XVe siècle, un grand nombre de vaincus abjurèrent le christianisme et embrassèrent la foi mahométane ; cette apostasie, qui fut surtout le fait de la noblesse féodale, désireuse de conserver ses fiefs sous la nouvelle domination, eut cependant d’autres causes que des raisons d’intérêt. Le schisme grec et les autres hérésies, et notamment celle des bogomiles ou patarins, secte manichéenne analogue aux albigeois, qui donnaient lieu à des querelles religieuses ardentes et passionnées, les scandaleuses intrigues des évêques indigènes ou magyars, la coupable indifférence de la papauté, absorbée par le soin d’asseoir sa domination sur les princes de l’Europe occidentale, enfin l’abandon déplorable et inintelligent des états voisins, de la Hongrie en particulier, qui, au lieu de se liguer contre le Turc, l’ennemi commun, usaient leurs forces à se disputer, les armes à la main, quelques lambeaux de ces malheureuses provinces, tout cela, en détachant les indigènes de leurs frères chrétiens du Nord et de l’Ouest, fit accepter à beaucoup d’entre eux un changement de religion qui leur assurait du moins, sous leurs nouveaux maîtres, un adoucissement à leur sort.

Néanmoins la conversion ne fut pas aussi universelle qu’on pourrait le croire, et aujourd’hui encore, après trois siècles de domination fanatique, les musulmans sont, en Bosnie, la minorité ; en effet, sur un million d’habitans que possède cette province, d’après les statistiques les plus approximatives[1], on compte seulement

  1. On ne s’expliquerait pas l’énorme supériorité numérique des orthodoxes sur les catholiques dans une province dont le gouvernement national était catholique au XVe siècle, lors de la conquête turque, si l’on ne savait qu’à différentes époques de véritables exodes de catholiques romains eurent lieu de Bosnie et d’Herzégovine en Croatie, en Slavonie et en Dalmatie. On cite, entre autres émigrations, celle de 1698, à la suite de la retraite de l’année expéditionnaire commandée par le prince Eugène, émigration qui comprenait 37,000 familles.