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Enfin, voici notre voiture, et le beau soleil qui se lève fait oublier les douleurs de la nuit. Allons donc ! dobro junatche[1], et en route pour Fojnitza !


VI.


Monastère des Franciscains de Fojnitza, le 28 mai 1879.

... Nous voici dans le grand monastère de Fojnitza, le plus ancien et le plus connu des couvens franciscains de Bosnie. Nous y avons trouvé, bien entendu, la traditionnelle hospitalité de ces excellens frères. Fojnitza se trouve en dehors de la route directe de Trawnik à Serajewo, dans une vallée latérale qui s’en détache près de Kisseljak. C’est dans ce trajet, à Buhovitch, près de Poljeselo, que j’ai remarqué les premiers beaux arbres que j’aie rencontrés en Bosnie; partout ailleurs, il n’y a dans les vallées que des arbustes, et il faut gravir les montagnes pour trouver ces belles forêts qui peuvent être encore aujourd’hui, et malgré les désastres de l’administration turque, une des principales richesses du pays. La vaine pâture a produit ici son résultat habituel, et partout où passent les troupeaux, les arbres périssent; il n’est pas rare non plus de voir quelque berger jeter par terre un grand arbre pour en faire manger la feuille à son troupeau. Joignez à cela les incendies allumés en temps d’insurrection par les troupes turques de chaque côté des routes pour éviter les surprises, et vous aurez l’explication du déboisement des meilleures parties de la Bosnie.

Laissant à gauche la grande route, nous nous engageons dans un chemin de terre pour gagner Fojnitza, et nous faisons halte pour déjeuner à un petit han, où nous trouvons un vieillard malade et son petit-fils, qui fait le service des voyageurs. Sous un hangar de planches, un arbre entier, — bûche de longue durée, sinon partout très économique, — brûle par une de ses extrémités, et quelques paysans font cuire dans la cendre leurs œufs durs. Nous demandons un ustensile quelconque pour faire notre omelette quotidienne : il n’y a dans le han qu’une aiguière en cuivre sans plateau et quelques petites tasses à café également en cuivre. Toute autre vaisselle y est inconnue, et ces pauvres gens ignorent même le mot qui, dans leur langue, désigne la faïence ou la porcelaine; aussi commençons-nous à craindre pour nos estomacs affamés, quand nous avisons heureusement le plat à barbe du bonhomme, qui est, comme

  1. Dobro : bon; junatche: jeune héros. Terme familier et bienveillant que l’on emploie chez les Slaves du Sud en parlant à ses inférieurs, et qui m’a paru correspondre à notre : « Mon garçon. »