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... Nous sommes revenus à Doboj le jour du marché, La petite place est couverte d’un fouillis curieux de costumes variés. Beaucoup de paysans sont déjà installés ou circulent; d’autres arrivent en carriole et à cheval : tel ce Turc que voici chevauchant avec sa femme en croupe et tenant en laisse une jument autour de laquelle un poulain gambade en liberté. Les femmes venues de l’autre rive de la Bosna ont sur la tête un mouchoir blanc, avec arabesques de couleur, retombant sur le cou un peu à la manière des Napolitaines, tandis que celles qui demeurent sur la rive gauche de la même rivière ont seulement un serre-tête dans un coin duquel elles nouent leur argent. Elles portent, les unes et les autres, beaucoup de bijoux de pacotille : les seuls qui aient quelque caractère sont des plaques de ceintures rondes en cuivre ciselé. On distingue dans cette foule une quantité de Tsiganes (il y en a une dizaine de mille en Bosnie), reconnaissables à leurs guenilles et à leur type asiatique. Je suis frappé de la quantité de gens à gros cous, pour ne pas dire goitreux : décidément l’eau de Bosnie laisse à désirer.

Tout ce monde est du reste très poli. Des rangées entières d’hommes et de femmes se lèvent pour nous faire honneur quand nous passons. Est-ce courtoisie habituelle chez eux ou imitent-ils ainsi ce qu’ils voient faire aux soldats autrichiens devant leurs officiers ?

On vend du blé, quelques étoffes grossières, des bâtons de bois résineux, qui sont la bougie économique du pays... Les denrées les mieux représentées sont des poteries faites dans le voisinage et reproduisant surtout deux formes très simples, mais qui ne manquent pas d’une certaine élégance.

Nous allons au café, où nous faisons la connaissance de l’iman et où nous récoltons péniblement quelques maigres renseignemens. Tous ces gens-là sont affligés d’ignorance crasse : l’iman lui-même ne sait pas lire le slave, sa langue maternelle; il ne lit que le turc! Voyez-vous un de nos curés ne sachant pas lire le français ? Tout ce que nous pouvons constater, c’est qu’à Doboj, aucun Turc ne veut quitter le pays, contrairement à ce qui se passe en beaucoup d’autres endroits. Cela tient peut-être à ce que, dans cette bourgade, la propriété est assez divisée pour attacher au sol un grand nombre de familles. Si l’on excepte Osman Beg Capetanovitch[1] et deux juifs, il n’y a pas ici de trop grands propriétaires et beaucoup des familles riches ou aisées de Doboj descendent, dit-on, des Magyars qui sont

  1. Il y a en Bosnie beaucoup de begs portant le nom de « Capetanovitch » ou « fils de capetan. » Cela vient de ce que les terres, ou plutôt leur tiers impérial, a été souvent donné à des « capitaines » de l’armée victorieuse.