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moi-même un peu avant la station de Velika. Alors, du dernier wagonnet où sont assis sur leurs valises les rares voyageurs militaires ou civils autorisés à se servir du chemin de fer, on hèle le mécanicien à un des continuels tournans de la voie ; le train s’arrête, on ramasse le couvre-chef vagabond, et fouette, cocher! Nous avons bien le temps,.. ne sommes-nous pas à peu près en Orient? Et quelles secousses, à chaque arrêt ! et quels soubresauts pour se remettre en marche!

Dans ces conditions de transport, on a peu de dispositions à admirer le paysage, qui, da reste, ne présente rien de bien original, si j’en excepte une série de moulins microscopiques, grands comme nos cabanes de bergers, mais beaucoup moins bien construits, et qui s’étagent de 500 mètres en 500 mètres sur la rivière de Velika, dont nous avons suivi les bords pendant un certain temps.

Kotorsko, où l’on passe, est un affreux village de 400 habitans, situé à un bon kilomètre de la station du même nom. C’est là que commença la résistance lors de l’entrée des Autrichiens en Bosnie, et les environs n’en sont pas encore très sûrs. Doboj est beaucoup plus important et compte environ 1,400 habitans, parmi lesquels les neuf dixièmes sont Turcs; aussi les chrétiens y sont-ils la lie de la population, et les musulmans les tiennent en mépris particulier. Le château en ruines est fort pittoresque et commande superbement la vallée de la Bosna, cette vallée est assez bien cultivée, autour de la ville surtout ; mais ces gens-là, même les moins paresseux, ont décidément du temps et de la force à perdre. Il n’est pas rare de voir un gaillard, dans la vigueur de l’âge, gravement occupé à garder quatre ou cinq pourceaux. On rencontre aussi souvent dans la campagne six bœufs attelés à la même charrue et accompagnés de six paysans, hommes et femmes, une personne pour guider chaque paire de bœufs, une autre qui pousse à la charrue, la cinquième tenant l’araire, et la sixième, peut-être le chef de famille, ne faisant rien, — comme le quatrième porteur du convoi de Marlborough, — mais suivant consciencieusement en regardant le travail, tandis que les autres crient, tapent, hurlent, sans doute pour animer les attelages. Puis, quand l’heure du repas arrive, pour les bêtes et les gens, on retire une cheville du collier des bœufs qui ne sont pas, ici, attelés par les cornes, et l’animal, devenu libre, se met à pâturer çà et là, suppléant ainsi à la maigre pitance de l’étable jusqu’au moment où, docile, il revient prendre sa place sous le joug et recommencer sa besogne. Et quelle besogne ! Le rayon de la charrue est aussi tortueux que peu profond. Mais, que voulez-vous? ces gens-là n’ont pas lu les gros livres de nos économistes, et personne ne leur a