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nombre de sommets plus élevés, mais celui-là a le mérite de l’isolement au moins de trois côtés, et cette circonstance, jointe à la largeur inusitée de la vallée de la Save qui s’étend mollement à ses pieds, lui donne une ouverture d’horizon des plus remarquables.

Au moment où nous quittions Pléhan, fatigués, mais non rassasiés d’admiration, et à l’instant précis où je franchissais le seuil du monastère, le père gardien m’offrit très cérémonieusement une pomme. Prévenu auparavant par mon excellent guide et interprète Z.., je reçus cette attention très sérieusement et avec force remercimens pour un si grand honneur fait à ma modeste personne. C’est, en effet, un ancien usage conservé chez quelques Jougo-Slaves d’offrir à l’hôte de distinction qui les quitte et à qui ils veulent témoigner l’espoir et le désir de le revoir, soit une orange, soit un citron, soit une pomme, symbole de paix et d’amitié. Cet hommage ne se rend ordinairement qu’à l’hôte principal et à un seul ; voilà pourquoi la pomme fut donnée, à Pléhan, et cela à l’exclusion du commandant et de Z.., au premier Français qui visitait le monastère de Saint-Marc.

La culture est ici tout à fait semblable à celle que nous avons vue au-delà de la Save ; c’est une culture pastorale avec quelques parcelles semées en maïs et en avoine, çà et là des bouquets de bois, le tout rappelant quelque peu une Normandie mal exploitée et montagneuse. La terre est très profonde dans les vallées et vaut, près de la ville, de 3 à 400 florins le jocke[1] (2,000 francs l’hectare à peu près), ce qui, dans tous les pays du monde, constitue déjà une assez jolie valeur donnée au sol. Il est vrai que, dans la campagne, cette valeur diminue beaucoup et que les pentes et les crêtes des montagnes n’ont plus aucun prix. D’ailleurs les transactions ont toujours été très rares et très difficiles, à cause du régime féodal.

On fait peu de vin autour de Dervend, par suite, me dit le père gardien du couvent de Pléhan, de la défense du Coran, qui, comme on le sait, l’interdit aux musulmans. Cela est possible, et je ne voudrais pas répondre à l’excellent franciscain que je ne crois pas les musulmans aussi scrupuleux, quoiqu’on Bosnie leur rigorisme soit très remarquable. Mais il y a peut-être encore une autre raison : la terre de tout ce canton me paraît forte, un peu grasse, et trop argileuse dans les vallées pour produire de bons vins ; et les habitans n’en sont pas encore arrivés à sentir l’utilité qu’il pourrait y avoir pour eux à défricher la montagne.

Nous sommes venus de Brod ici par le chemin de fer nouvellement établi pour le service de l’armée d’occupation austro-hongroise.

  1. Le jocke équivaut à 5,755 mètre ».