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l’existence de grands propriétaires campagnards, se bornant à manger tranquillement, et sans trop compter, les redevances du tiers des produits de la terre que leur devaient leurs métayers raïas. Ils n’ont essayé aucune résistance, — le premier coup de fusil a été tiré à Kotorsko, et c’est plus loin, à Maglaï et à Doboj, qu’ont eu lieu les premiers engagemens sérieux, — et ils manifestent aujourd’hui l’intention de faire venir des paysans d’outre-Save pour travailler leurs terres, leurs raïas étant décidément trop paresseux et trop ignorans. Est-ce là seulement une flatterie à l’égard des envahisseurs ou le résultat de l’ancienne influence du voisinage des pays civilisés? On ne parle pas moins tout bas de leur prochain départ pour une terre musulmane, et on assure que, au moins en ce qui concerne Youssouf-Beg, c’est une décision absolument arrêtée.

Je reviens à la ville de Dervend. Sauf quelques édifices particulièrement soignés et, parmi eux, les demeures des deux grands begs, Dervend, comme toutes les villes de la Bosnie, est bâtie exclusivement en bois. Les maisons des pauvres chrétiens se composent d’une misérable cabane en planches avec soubassement de terre, qui n’a qu’un trou pour cheminée et pas de cloisons intérieures. C’est là dedans que grouillent pêle-mêle le père, la mère, les enfans et les cochons (ces deux catégories sont ordinairement nombreuses), sans compter la vermine. Les maisons des musulmans du commun sont un peu plus confortables : elles ont en général un étage, et le rez-de-chaussée est exclusivement consacré aux quadrupèdes, au-dessus desquels demeurent les bimanes.

Le seul reste ancien de Dervend est la ruine de son vieux château, dont deux portes existent encore et dans l’enceinte duquel se trouvent une petite mosquée et le tombeau d’un saint musulman recouvert d’un mauvais hangar entouré d’une grille en bois. Autour de ce tombeau, un cimetière turc, qui est loin de valoir comme pittoresque, sinon comme propreté, ceux qui sont disséminés dans les bosquets entourant immédiatement la ville. Quant aux cimetières chrétiens, les musulmans exigeaient en signe de mépris qu’ils fussent relégués au loin dans la campagne; celui de Dervend est à plusieurs kilomètres de la ville, sur la route de Serajewo. Les chrétiens sont pourtant relativement très nombreux ici, et, s’il y trois mosquées, il y a, d’autre part, une chapelle catholique et une église grecque orthodoxe (serbisch).

Tout ce monde-Là vit, du reste, très calme sous la bannière austro-hongroise : à sept heures et demie du soir, toutes les boutiques, — si l’on peut donner ce nom aux misérables échoppes des étalagistes du lieu, — se ferment, sauf deux ou trois tenues depuis l’occupation, par des giaours sans scrupules; les rues appartiennent alors à d’énormes rats qui se cachent pendant le jour dans