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faire au mort d’hier des funérailles au nom de l’état, et le conseil municipal de Paris, qui ne laisse jamais passer une occasion d’intervenir à sa façon, s’est hâté d’émettre le vœu que la rue Royale prît désormais le nom du théoricien de l’organisation du travail : c’est aller un peu vite dans l’apothéose ! M. Louis Blanc a été, sans nul doute, un homme d’un esprit éminent qui, depuis longtemps, s’est fait estimer par la dignité de sa vie, par le désintéressement de son caractère ; mais enfin, quel rapport y a-t-il entre ce qu’a été M. Louis Blanc et ces hommages publics, officiels qui lui sont rendus ? De tels honneurs sont d’ordinaire réservés à des hommes qui ont illustré le pays par une carrière remplie de grandes actions, par des services éclatans ou par une gloire exceptionnelle dans les sciences, dans les lettres. Sérieusement, quels éclatans services M. Louis Blanc a-t-il rendus à la France ? Est-ce par son rôle public, est-ce par ses opinions qu’il a servi le pays ? Il a commencé sa carrière par un livre qui, sous le nom d’Histoire de dix ans, n’était qu’un ardent et habile pamphlet sur la monarchie de juillet. Porté par une révolution au gouvernement provisoire de 1848, il était pendant trois mois l’orateur du socialisme au Luxembourg, et par ses propagandes, par ses excitations, il contribuait sans le vouloir, imprudemment, mais réellement, à allumer les passions qui allaient livrer la redoutable et sanglante bataille de juin. C’est une fatalité qui a pesé sur lui. Condamné par la république même de 1848, bien avant l’empire, à un exil qu’il a supporté avec honneur pendant vingt ans, il n’est revenu en France, après le 4 septembre 1870, que pour se retrouver bientôt un peu dépaysé dans un mouvement tout nouveau, assez différent de celui de 1848. Il est resté toujours dans les assemblées un orateur correct et brillant, fidèle à un vieil idéal de république unitaire gouvernée par une convention ; il a eu, par le fait, peu d’influence même dans son parti, si bien qu’on peut se demander à quel moment et en quoi il a servi cette république nouvelle, pour laquelle il n’a été, en fin de compte, qu’une sorte d’ancêtre respecté et peu écouté. S’il eût été écouté, il aurait eu probablement une aussi triste fortune qu’en 1848, et, avant tout, il aurait sûrement contribué à empêcher la république de s’établir.

Le politique, chez M. Louis Blanc, a toujours été parfaitement chimérique avec ses idées révolutionnaires et socialistes. L’écrivain seul a des dons éminens qu’on ne peut méconnaître, et, par une singularité curieuse, l’écrivain, chez M. Louis Blanc, n’a jamais été plus brillant que lorsque, dépouillant le sophiste, il est resté lui-même. Son meilleur ouvrage est cette série de Lettres qu’il écrivait de l’exil et où il racontait, pour ainsi dire jour par jour, l’Angleterre à la France. Ce sont ces lettres qu’il a recueillies depuis sous le titre de : Dix Ans de l’histoire d’Angleterre. Là, dans cette retraite de Londres, loin des obsessions de la politique de parti et des tentations socialistes, il se