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— Miséricorde ! s’écria Mrs Currie en se voilant la face, je n’ai jamais vu Bingo se livrer à de pareilles facéties.

— À coup sûr, ce n’est pas moi, repartit le colonel, qui lui ai appris ces exercices-là.

— Je suppose, repris-je vivement (vous connaissez tous aussi bien que moi, pour ne pas dire mieux, son tempérament nerveux et surexcitable), qu’il est renversé de joie de se retrouver ici.

On accepta sans protester cette explication des ébats de Bingo. J’étais bien convaincu d’ailleurs qu’on lui accorderait sans difficulté toutes les indulgences que mérite une organisation impressionnable à l’excès. Je sentais néanmoins que j’étais perdu si ce caniche continuait ses pirouettes, car le vrai Bingo n’avait jamais posé pour le chien savant,

— Je ne m’explique pas, dit Travers d’un ton méditatif, comment ce Bingo se tient ainsi en équilibre. Mais en voilà bien une autre ! s’écria-t-il ; moi qui avais toujours cru que c’était l’oreille droite qu’il avait fendue !

— En effet, vous avez raison, répliqua le colonel. Après tout, ajouta-t-il vivement, c’était peut-être bien la gauche… Je croyais pourtant, comme vous, que c’était la droite.

Ah ! quel saisissement j’éprouvai à ces mots ! J’avais, hélas ! complètement oublié ce détail capital.

— Non, me hâtai-je de dire, c’était positivement la gauche ; je le sais pertinemment, m’étant souvent dit qu’il était étrange que ce ne fût pas la droite plutôt que l’autre.

Je me jurais in petto que c’était le dernier de mes mensonges.

— Pourquoi étrange ? suggéra Travers avec une finesse socratique.

— Je ne me pique pas de vous l’expliquer, mon cher, répliquai-je impatienté ; tout ne paraît-il pas étrange quand on va au fond des choses ?

— Algyrnon, dit Lilian à son tour, voudriez-vous, je vous prie, nous raconter où et comment vous avez retrouvé Bingo ? M. Travers est fort curieux de l’apprendre.

Je ne pouvais guère refuser ; je pris un siège et brodai une histoire de mon mieux. Je dépeignis Blagg, le charmeur d’oiseaux, plus gros et plus noir qu’il n’était en réalité ; puis je décrivis d’une façon émouvante une scène de rue dramatique, où, ayant reconnu le chien à son collier, je l’avais réclamé, enlevé, emporté envers et contre tous. Tout en faisant mon récit à la clarté les étoiles, j’eus la vive satisfaction de voir Travers se mordre les lèvres et de sentir la petite main de Lilîan se glisser dans la mienne. J’étais arrivé au point le plus intéressant de ma narration, lorsque le chien se mit