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à ma mère, qui l’accepta, sans la moindre hésitation, pour ce qu’il semblait être ; quoique cette première épreuve fût déjà très encourageante, elle n’était pas décisive, le chien apocryphe ayant encore à passer par l’examen minutieux de trois paires d’yeux, qui connaissaient pour ainsi dire chaque brin de poil du vrai caniche. Toutefois je ne pouvais me décider à aller remettre en personne le faux Bingo à mes voisins ; après lui avoir donné à souper, je l’attachai sur la pelouse, où il passa toute la nuit à gémir, à aboyer et à creuser des trous dans les plates-bandes. Le lendemain matin, j’écrivis deux billets : l’un à Mrs Currie pour lui dire combien j’étais heureux de ma trouvaille ; l’autre à Lilian, qui contenait seulement ces mots : « Croirez-vous maintenant à ma sincérité ? » Après les avoir attachés tous les deux au cou du caniche, je le fis passer par-dessus le mur dans le jardin du colonel, un instant avant de prendre le train qui devait me conduire à mon bureau.

Quand je rentrai le soir à la maison, j’étais dans un état d’anxiété indescriptible… Je pris le chemin le plus long…, tremblant à chaque pas d’apercevoir le colonel, ou sa femme, ou sa nièce : je me demandais si ma supercherie avait réussi, ou si le caniche m’avait trahi… Mes inquiétudes se dissipèrent comme par enchantement aux premières paroles de ma mère :

— Vous ne sauriez vous imaginer, dit-elle dès que j’entrai dans sa chambre, la joie de ces pauvres Currie en revoyant Bit)go. Ils vous portent tous au pinacle et parlent de vous dans les termes les plus flatteurs, les plus émus, — surtout Lilian, la pauvre enfant ! Ils projetaient de vous avoir à dîner aujourd’hui, mais je les ai engagés à venir ici, et il est convenu qu’ils amèneront Bingo avec eux, afin qu’il puisse aussi vous faire ses amitiés… Ah ! à propos, ajouta-t-elle, j’ai rencontré Franck Travers ; il revient de voyage… Je l’ai également prié d’être des nôtres.

Je respirais enfin ! J’avais joué un jeu désespéré, mais la partie était gagnée. J’aurais bien préféré, à coup sûr, que ma mère n’eût pas invité Travers ce soir-là, mais qu’avais-je à craindre maintenant ?

Le colonel, sa femme et sa nièce arrivèrent les premiers ; M. et Mrs Currie m’accablèrent de remercîmens ; j’étais littéralement confus. Lilian m’aborda les yeux baissés ; une aimable rougeur couvrait ses joues, mais elle ne m’adressa pas la parole ; cinq minutes après, je l’emmenai dans la serre sous prétexte de voir un nouveau bégonia ; après avoir timidement posé sa main sur ma manche, elle me dit à voix basse :

— Mr. Weatherhead, Algernon, me pardonnerez-vous d’avoir été si injuste avec vous ?