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uns et les autres, ils avaient l’inconvénient de troubler le petit somme que ma mère faisait habituellement après dîner. À entendre ces miaulemens sauvages, ces cris plaintifs et douloureux, c’était à se demander si notre jardin n’était pas le lieu d’assemblée d’une foule de revenans, ou une crèche pour des lutins en proie aux angoisses de la dentition. Toujours est-il que le vacarme était vraiment effroyable. Nous cherchions tous les moyens de nous délivrer de ce fléau ; le poison eût été sans conteste le remède le plus efficace, mais nous pensions que ce serait un spectacle bien lugubre et qui pourrait même nous susciter des querelles avec nos voisins, si chaque aurore voyait dans plusieurs coins de notre jardin, trois ou quatre chats se débattant dans les dernières convulsions de l’agonie. Les armes à feu, de leur côté, avaient entre autres inconvéniens celui de troubler le sommeil de ma mère.

Nous ne savions à quoi nous arrêter lorsqu’un jour, dans une heure fatale, j’aperçus par hasard, en descendant le Strand, un objet qui me sembla devoir remplir à merveille le but que j’avais en vue : c’était un fusil à vent, d’un mécanisme merveilleux. J’entrai immédiatement dans le magasin où il était exposé, j’achetai l’arme muette et je revins chez moi triomphant, me disant que désormais, sans bruit ni fumée, j’allais enfin pouvoir réduire considérablement le nombre de nos ennemis ; un ou deux exemples suffiraient sans doute pour décider la société féline à émigrer. Je me hâtai de tenter l’expérience. Le soir même, je fis le guet par la fenêtre de mon cabinet de travail ; dès que commencèrent la musique nocturne et la folle sarabande, je couchai mon fusil en joue dans la direction d’où venait le son ; doué comme un vrai Anglais de l’instinct national du sport, j’étais dans un état de surexcitation indescriptible ; mais il semble que la constitution féline s’assimile le plomb sans grave inconvénient pour elle, car nul trophée ne restait encore comme témoignage de mon adresse… Soudain j’entrevis vaguement un corps noir qui se glissait sous les buissons. J’attendis qu’il traversât une allée éclairée par un rayon de la lune, puis je visai et lâchai la détente.

Cette fois du moins je n’avais pas perdu mon coup… un gémissement étouffé… un bruit sourd… puis plus rien ! Alors, avec l’orgueil calme et froid de la vengeance satisfaite, j’allai ramasser ma proie et je trouvai sous un laurier, non pas un chat pillard et vagabond, mais (le lecteur judicieux l’a déjà deviné) le cadavre encore palpitant du chien du colonel !

Je me propose de dire ici la vérité.., toute la vérité : je confesse donc qu’au premier moment, lorsque je vis ce que j’avais fait, je n’en fus pas fâché. Il n’y avait pas eu préméditation de ma part ; je