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avaient pour but de se conformer à ses convenances. C’est peut-être à tort, mais je ne puis approuver qu’on mette un caniche sur un piédestal aussi élevé ; il m’est impossible de comprendre comment celui-ci en particulier (quadrupède des plus vulgaires) était parvenu à s’imposer ainsi à la faiblesse de ses maîtres ; mais le fait n’en existait pas moins. La conversation ne roulait que sur lui ; dès qu’elle languissait, elle y revenait toujours, comme par une force d’attraction irrésistible.

Je dus me soumettre à écouter une longue biographie du caniche ; ce qu’on appelle, en style de journal anglais, une photographie anecdotique. Chaque détail du portrait, en accusant davantage les mauvais instincts et la dépravation de l’original, achevait de me rendre inexplicable l’admiration enthousiaste de la famille.

— Avez-vous déjà dit à M. Weatherhead, l’histoire de Bingo et de Tacks (Bingo était le nom bizarre du caniche) ? Non ? Alors c’est moi qui vais la lui raconter ; elle l’amusera certainement. Tacks est notre jardinier, il habite le village ; le connaissez-vous ? Eh bien ! Tacks était ici l’autre jour ; pendant qu’il attachait un treillage au haut du mûr, maître Bingo, assis tranquillement au bas de l’échelle le regardait travailler. Vous ne lui auriez pas fait quitter sa place pour un empire. Tacks croyait que le chien lui tenait compagnie. Vous n’imagineriez jamais, j’en suis sûre, ce que ce gueux a fait lorsque Tacks eut fini sa besogne ? Bingo le suivit sournoisement et, après l’avoir mordu aux deux jambes, il s’est sauvé comme un voleur. Ha ! ha ! ha ! c’est très profond, n’est-il pas vrai ?

Je convins que c’était, en effet, très profond, mais dans mon for intérieur, je pensais que si Bingo traitait ainsi les gens de la maison, il était fort à craindre qu’il ne se montrât plus profond encore avec moi.

— Pauvre fidèle vieux chien ! s’écria Mrs Currie, il prenait Tacks pour un vagabond et ne voulait pas laisser voler son maître.

— C’est un chien de garde parfait ! ajouta le colonel ; je me souviendrai toujours de la frayeur qu’il a causée dernièrement au pauvre Heavesides. Avez-vous jamais rencontré Heavesides, ancien officier des fusiliers de Bombay ? Un certain jour qu’il sortait de la piscine en costume de bain, Bingo l’a si bien arrêté au passage que j’ai dû m’en mêler pour lui faire lever le siège.

Pendant tout le temps que dura le récit des prouesses du fameux caniche, il était assis en face de moi, sur le tapis de foyer, me regardant en dessous en clignotant ses yeux durs et méchans. À coup sûr, il se demandait, in petto, où il m’attraperait quand je me lèverais pour prendre congé. Nous fûmes bientôt sur le pied de l’intimité avec nos voisins ; j’allais souvent chez eux après dîner et il ne me déplaisait même pas de rester en tête-à-tête avec le colonel pendant