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avait été tondu comme un lion, ce qui passe, en vertu de je ne sais quelle raison mystérieuse, pour embellir un caniche. On avait seulement laissé par-ci par-là quelques petites mèches de poil sur les flancs ; la vue de ce caniche rappela à mon souvenir celui du docteur Faust ; j’imaginais qu’il ne serait pas difficile d’exorciser cet animal. Il n’en fallait pas davantage pour m’agacer singulièrement, car je suis d’un tempérament très nerveux et, de plus, j’ai l’horreur des chiens. Je me laisse facilement déconcerter lorsque je remplis certains devoirs du monde, même dans les meilleures conditions possibles ; l’idée qu’un chien d’apparence étrange et à moitié sauvage voulait s’en prendre à mes jambes n’avait rien de rassurant, au contraire. La famille Currie me fit le plus aimable, le plus cordial accueil. « Bien charmée de faire votre connaissance, master Wealherhead, me dit Mme Currie en me tendant la main. Mais je m’aperçois, ajouta-t-elle d’un ton de plaisanterie, que vous avez amené le chien à votre suite. » Oui, je l’avais amené, mais pendu aux pans de mon paletot.

Il n’était évidemment pas rare de voir arriver des visiteurs dans des conditions aussi désastreuses, car mon hôtesse fit elle-même lâcher prise à mon persécuteur ; dès que j’eus recouvré mon calme, la conversation s’engagea.

Je sus bientôt que le colonel et sa femme n’avaient pas d’enfans ; la jeune personne, à la taille souple et élancée comme un roseau, que j’avais vue par-dessus le mur du jardin, était leur nièce et leur fille adoptive. Lilian Roseblade ne tarda pas à faire son apparition ; je me disais, pendant que l’on nous présentait l’un à l’autre, que son doux et frais visage, sur lequel quelques petites frisures brun foncé jetaient une ombre légère, justifiait amplement toutes les espérances et tous les rêves d’un moment si impatiemment attendu. Elle m’adressa la parole d’un ton que j’ai entendu accuser d’afféterie et de préciosité par ses meilleurs amis, mais auquel je trouvais, pour ma part, un charme et une séduction indescriptibles, et le souvenir que j’en ai gardé me fait encore battre le cœur avec une vivacité qui n’est pas que douloureuse.

Même avant l’entrée du colonel au salon, j’imaginais que mon ennemi lu caniche occupait une place exceptionnelle dans ce milieu ; à la fin de ma visite, j’en avais acquis la certitude absolue ; c’était évidemment le pivot sur lequel tournait tout le système de la maison, et la charmante Lilian, elle-même, rayonnait autour de lui, comme une sorte de satellite autour d’un astre. À entendre son maître, ce caniche était impeccable : toutes ses manies (notez que cet animal avait l’esprit des plus bornés) étaient rigoureusement respectées ; tous les arrangemens domestiques