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qu’il avait débaptisé les villes comme les individus. Il voulait effacer tout ce qui rappelait non-seulement le régime de la tyrannie, mais encore le règne de la superstition. Les noms des rues n’avaient pas plus trouvé grâce que ceux des personnes et des localités. Les jacobins ne voulurent pas cependant abandonner le nom de famille qu’ils portaient, alors même que ce nom rappelait les croyances proscrites. Saint-Just et Jean-Bon Saint-André ne supprimèrent pas le saint qui entrait dans leur nom. Les nobles titrés qui étaient conduits à l’échafaud ou qui fuyaient à l’étranger se voyaient toujours désignés par la masse sous leurs vieilles qualifications aristocratiques. Le duc d’Orléans avait beau prendre le nom d’Égalité, il restait pour les Français le duc d’Orléans, et l’on n’aurait guère été compris si, parlant des frères du roi émigrés, on les avait mentionnés sous le nom des frères Capet ; on continuait à les appeler le comte de Provence et le comte d’Artois. Dès que la terreur eut cessé, l’emploi du mot monsieur reparut de tout côté, et, malgré le langage officiel, bien des gens rendirent par politesse, en leur adressant la parole, le titre qu’ils possédaient à ceux qui en avaient été dépouillés. Sous le gouvernement directorial, quelques-unes des qualifications que la loi interdisait furent attribuées par leurs subordonnés aux fonctionnaires de la république. Les directeurs s’en émurent et des arrêtés du 18 fructidor an V et du 6 brumaire an VI défendirent de donner aux ambassadeurs, aux consuls et autres agens de la république à l’extérieur, ainsi qu’aux généraux en chef et employés militaires de toute classe, d’autres qualités ou dénominations que celle de citoyen. Quand le concordat eut été promulgué, le premier consul, pour ne pas blesser les principes républicains, crut devoir, par un des articles organiques (titre I, article 12), défendre aux évêques et archevêques de prendre une autre qualification que celle de citoyen ou celle de monsieur. La tolérance de ce dernier titre était une dérogation à l’usage imposé par la convention, un retour partiel dans la langue officielle aux vieilles locutions. Bonaparte s’était borné à interdire qu’on donnât aux prélats du monseigneur, qualification qui sentait par trop l’ancien régime et que la nation n’était pas encore préparée à voir reparaître. La chose ne se fit pas beaucoup attendre. Jusqu’en l’an XII, c’est-à-dire jusqu’à la fin du consulat, l’appellation de citoyen demeura la seule légale pour tous les Français ; elle fut officiellement appliquée même au chef de la nation. Mais, dans le monde, dans le commerce privé, surtout entre gens de bonne compagnie, on ne donnait plus à personne du citoyen : chacun en était revenu au monsieur. Les femmes s’étaient débarrassées les premières de cette appellation de mauvais goût et avaient repris la qualification de madame. Quand Bonaparte était encore officiellement appelé citoyen premier consul ou citoyen général,