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On en envoya encore davantage aux arsenaux, où ils servirent, avec des cartulaires enlevés aux abbayes, à faire des gargousses et des bourres de fusil. Le peuple faisait alors entendre ce refrain :


S’il faut que le canon gronde
Bourré des droits féodaux,
C’est pour annoncer au monde
Que nous sommes tous égaux.


La convention nationale, en appliquant à tout Français la seule qualification de citoyen, passait le niveau sur toutes les têtes. On prétendait ramener tous les hommes à la même condition. Les jacobins s’efforçaient de faire adopter par chacun le bonnet rouge et la carmagnole. Quelques-uns voulurent même supprimer les souliers et chausser tout le monde de sabots. Le ci-devant noble, comme on disait dans le langage révolutionnaire, ne dut plus être désigné que sous le nom que portait sa famille avant d’être anoblie. Mais parfois ce nom avait été oublié. Il rendait méconnaissable l’ex-gentilhomme auquel il était imposé. On se souvient de la colère de Mirabeau contre le journaliste qui l’avait désigné dans le Moniteur sous le nom de Riquetti. « Savez-vous, lui cria-t-il, qu’avec votre Riquetti vous avez désorienté l’Europe pendant trois jours ? » Il fallut donc le plus souvent se contenter de la suppression du titre et du de qui l’accompagnait. Le nom de terre prenait ainsi une physionomie plébéienne. Le marquis de Condorcet ne fut pas appelé Caritat, mais Condorcet tout court ; Lafayette cessa d’être le marquis de Lafayette, mais il ne fut pas pour cela le citoyen Motier. Quelquefois cependant l’autorité fut sans pitié pour le nom féodal, et il n’est pas jusqu’au roi que l’on n’ait voulu dépouiller du nom qu’il tenait de ses ancêtres. Louis XVI comparut devant la convention sous le nom assez ridicule de Louis Capet, et le tribunal révolutionnaire condamna Marie-Antoinette sous celui de femme Capet. L’infortuné enfant que l’histoire appelle Louis XVII n’était, pour ses geôliers, que le petit Capet. C’était le temps, il est vrai, où l’on parlait du sans-culottes Jésus et de sa mère, Marie, femme Joseph.

Mais il est moins difficile d’abolir des institutions politiques que de changer les habitudes de langage et les usages de la vie. La tradition et la vanité furent plus fortes que des interdictions formulées par la loi et appliquées avec une inexorable rigueur. Les nouvelles dénominations prirent place dans le style officiel ; en dehors des journaux et des clubs, elles ne furent guère usitées. Dans la conversation journalière, on continuait à désigner les hommes et les lieux par leur vrai nom ; c’était le seul moyen de s’entendre, car la manie de changer les noms s’était tellement emparée du gouvernement