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Enfin, quand Triboulet a reconnu sa fille et que, d’une voix éteinte, elle lui a dit adieu, si vénérables que soient les suprêmes divagations de ce père à qui revient le souvenir de son enfant au berceau, on voudrait qu’elles fussent abrégées ; on regrette que le poète n’ait pas maintenu, pour cette seconde représentation, la coupure qu’il avait faite pour celle du 23 novembre 1832 et remplacé par deux vers les soixante qui finissent le drame. Mais tout arrive en ce monde, même le dernier vers de ce dernier monologue :


J’ai tué mon enfant ! j’ai tué mon enfant !


On se retire déçu, mécontent de la pièce et furieux contre soi-même ; — et le lendemain on enrage encore plus de n’avoir pu applaudir davantage, lorsqu’on rouvre le volume et qu’on est repris, à la lecture, par les beautés lyriques dont le charme s’est évanoui au théâtre.

Ainsi le déclarera quiconque se fera l’historien exact de cette soirée : la renommée en restera comme d’une illustre déconvenue. M. Émile Deschanel, dans le recueil d’ingénieuses leçons qu’il vient de publier sous ce titre : le Romantisme des classiques[1], accepte pour vraies ces définitions de Stendhal : « Le romantisme est l’art de présenter aux différens peuples les œuvres littéraires, qui dans l’état actuel de leurs habitudes et de leur croyance, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. Le classicisme leur présente la littérature qui donnait le plus de plaisir à leurs arrière-grands-pères. » À ce compte, le Rois s’amuse ne serait guère plus romantique que classique ; au moins, s’il l’a jamais été, ne l’est-il déjà plus : force nous est d’avouer qu’il nous donne peu de plaisir à la scène.

Cependant, pour être juste, — et pour être courageux jusqu’au bout, — il convient d’ajouter que l’interprétation n’est pas étrangère à notre mécompte. À défaut de tragédien pour jouer ce rôle monstrueux de Triboulet, mêlé de burlesque et de pathétique, mais où le pathétique l’emporte, j’aurais accepté volontiers un comédien comme M. Coquelin. Il eût animé de sa virtuosité comique ce premier acte si froid, comme il avait fait naguère du quatrième acte de Ruy-Blas. Au troisième acte, il se fût démené en scène avec la vivacité d’un diable ; il eût lancé de sa voix de cuivre aux oreilles des seigneurs ces apostrophes éclatantes commodes sonneries de révolte. M. Got a composé le rôle en savant comédien, il le joue en consciencieux artiste : il n’a pas au début le mordant et l’agilité qu’il faudrait ; il n’atteint pas au dernier acte à l’horreur tragique plus que n’aurait fait M. Coquelin. Il manque de variété, de fantaisie et d’éclat : bourgeois dès l’abord, il le

  1. Calmann Lévy. éditeur.