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japonais, La chose est si peu claire que Triboulet, qui devrait la savoir, ne la devine d’abord pas. Il rit, il pleure de joie : il a retrouvé sa fille ! Croyait-il qu’elle fût morte ? Au lieu que son premier mot soit une question, le second un cri de fureur, il s’attendrit en bavardant. A-t-il donc juré de ne jamais dire, même en un cas si impérieux, qu’autre chose que ce qu’il doit dire ? En revanche, lorsque sa fille lui a tout bas déclaré sa honte, — et dans quels termes délicats ! — c’est un surcroît de malaise qu’il nous donne en lui commandant de tout raconter :


Allons ! cause,
Dis-moi tout…


Que va-t-il la forcer de dire ! Par bonheur, il s’aperçoit que le récit qu’il réclame est impossible ; il l’interrompt dès l’exorde et le remplace, pour occuper la fin de l’acte, par une déclamation sur sa fille, sur les vices de la cour, sur lui-même et sur sa douleur, — qui serait, à ce point du drame, excusable d’être muette.

Restent le quatrième et le cinquième actes. On y comptait comme sur deux morceaux extraordinairement pittoresques et pathétiques. Ces deux réunis avaient formé naguère le troisième acte de Rigoletto, et le souvenir de cette fin d’opéra, l’une des plus troublantes qui soient à la scène, chantait dans toutes les mémoires. Quelle ne serait pas notre émotion lorsqu’au lieu des misérables vers du librettiste italien ou français la poésie même d’Hugo résonnerait à nos oreilles ! Mais c’est ici justement que s’est manifestée plus que partout ailleurs dans cet ouvrage et plus même que dans aucun autre cette vérité, entrevue par les connaisseurs, à savoir que le drame d’Hugo est lyrique plutôt que proprement dramatique. On peut mettre le Cid, on peut mettre Andromaque en opéra ; aucune musique ne prévaudra sur le dialogue de Rodrigue et du comte, et le « Qui te l’a dit ? » d’Hermione : il n’est personne qui, l’autre soir, n’ait regretté le quatuor de Rigoletto. Combien secs et pauvres, combien misérables et lents ces dialogues alternés de l’une et de l’autre part du décor, pour qui se souvient de l’ensemble obtenu par le musicien ! Ce n’est plus, semble-t-il, que la carcasse de l’œuvre d’art, ou même les tronçons de cette carcasse qui rampent malaisément devant nous. La déception, au cinquième acte, s’achève en morne indifférence, en lassitude qui serait impatiente si elle n’était si respectueuse, quand Triboulet, au lieu de jeter à l’eau, pour s’enfuir après, le sac où il croit tenir le corps de son ennemi, s’arrête et prononce, en frappant sur ce sac comme sur une tribune, le dernier de ses monologues, le plus politique de tous, où, comme don Carlos devant le tombeau de Charlemagne, il aborde la question de l’équilibre européen.