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Il est le noir démon qui conseille le maître :
Vos fortunes, messieurs, n’ont plus le temps de naître,
Et, sitôt qu’il a pu dans ses ongles saisir
Quelque belle existence, il l’effeuille à plaisir !


On reconnaît le morceau, on l’écoute avec soin, mais on le trouve un peu long :


Suis-je pas un autre homme en passant cette porte ?


s’écrie Triboulet. Et l’on se dit qu’en effet, la porte du jardin passée, il devrait avoir hâte d’entrer dans la maison pour embrasser sa fille, et l’on s’étonne qu’il s’attarde à philosopher sur le seuil. Blanche paraît et l’entretien s’engage, ou plutôt le monologue de Triboulet s’achève, ponctué à peine des brèves questions de sa fille. C’est pour ainsi dire l’autre versant du discours. Difformité ! paternité ! Après que le bossu a lancé son invective, la tendresse du père s’épanche en couplets lyriques. Cette cadence se déroule en deux phrases ; l’une exquise et discrète, où revient le souvenir de la mère ; l’autre, un peu redondante et plus relâchée, où le père vante presque amoureusement le seul trésor qui lui reste, l’innocente beauté de sa fille :


Oh ! ne réveille pas une pensée amère ;
Ne me rappelle pas qu’autrefois j’ai trouvé,
— Et, si tu n’étais là, je dirais : j’ai rêvé, —
Une femme, contraire à la plupart des femmes,
Qui, dans ce monde, où rien n’appareille les âmes,
Me voyant seul, infirme, et pauvre et détesté,
M’aima pour ma misère et ma difformité !
Elle est morte, emportant dans la tombe avec elle
L’angélique secret de son amour fidèle,
De son amour, passé sur moi comme un éclair.
Rayon du paradis tombé dans mon enfer !
Que la terre, toujours à nous recevoir prête.
Soit légère à ce sein qui reposa ma tête !
— Toi seule m’es restée ! Eh bien ! mon Dieu, merci !..
…………….
Oh ! je t’aime pour tout ce que je hais au monde !..
Ma fille, ô seul bonheur que le ciel m’ait permis !
D’autres ont des parens, des frères, des amis,
Une femme, un mari, des vassaux, un cortège
D’aïeux et d’alliés, plusieurs enfans, que sais-je ?
Moi, je n’ai que toi seule ! Un autre est riche. — Eh bien !
Toi seule es mon trésor, et toi seule es mon bien !
Un autre croit en Dieu. Je ne crois qu’en ton âme ;
D’autres ont la jeunesse et l’amour d’une femme ;
Ils ont l’orgueil, l’éclat, la grâce et la santé,
Ils sont beaux ; moi, vois-tu, je n’ai que ta beauté !..