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possèdent, et quand enfin le frein central déjà détraqué se casse, les jacqueries se propagent en tous lieux. Nul livre n’est assurément plus triste à lire, plus difficile à achever que l’ouvrage de M. Taine ; mais nul n’est plus instructif, nulle œuvre n’est plus patriotique dans le sens vrai du mot. Les enseignemens qu’elle donne doivent nous profiter surtout, alors que, si nos chiffres sont exacts, si les tendances que nous signalons sont vraies, de nouvelles divisions dans les intérêts et les opinions menacent d’éclater sur ces petits théâtres qu’on appelle les communes. Sous un prétexte ou sous un autre, extension de travaux, dépenses pour les écoles ou pour les hospices, si la passion politique entre en jeu, si elle proscrit la liberté des choix et impose des volontés tyranniques dans le mode de s’instruire et de faire le bien, elle commencera par frapper les intérêts, elle créera des charges impossibles et finira par violenter les personnes elles-mêmes.

Notre régime municipal qui présente encore tant de traits de ressemblance avec ce régime romain dont un autre écrivain cher à la Revue, M. Gaston Boissier, nous a présenté le tableau, deviendra-t-il, comme il le fut sous l’empire des Césars, un des plus actifs instrumens de décadence, ou donnera-t-il lieu à des désordres locaux qui amèneraient comme remède un changement immédiat du régime gouvernemental actuel ? Sans examiner ces hypothèses, bornons-nous à constater que, si la multiplicité actuelle des intérêts, la participation du plus grand nombre aux jouissances matérielles paraissent une digue suffisante contre les entraînemens qui pourraient les compromettre, on ne doit pas compter trop cependant sur son invincible solidité, car le grand nombre lui-même, par des rancunes irréfléchies, ou par passion politique, peut porter atteinte à ces intérêts matériels et à l’équilibre financier qui les protège. En ce qui concerne la situation des communes, à quelques égards la plus importante et la base même de l’édifice, l’ignorance du grand nombre, la passion intéressée de quelques-uns, compromettraient aisément l’équilibre. Des conseils municipaux choisis au hasard ou dans une vue de pression déterminée, élisant leurs maires à leur image, délivrés comme ils le sont à peu près aujourd’hui de la tutelle préfectorale, pourraient, sous prétexte de prétendues améliorations, conduire la plupart des communes au déficit sans qu’un cri d’alarme eût été jeté, et les précipiter bien vite dans la voie de ces violences que M. Taine a décrites en historien plus dévoué à la vérité qu’en courtisan des multitudes.


BAILLEUX DE MARISY.