Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu/614

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leur portée. Il ne faut pas trop leur voiler la science. On doit sans doute les retenir d’ordinaire dans ces sentiers de la plaine où leurs pas sont plus assurés ; mais, pour éveiller d’avance leur curiosité, pour les tenir en haleine, il n’est pas mauvais de leur montrer de temps en temps les hauteurs où ils marcheront plus tard. Il en est des connaissances qu’on donne au collège comme des fontaines publiques : il faut les élever avant de les répandre ; elles ne jailliront que si elles partent de haut. On en peut dire autant de la peine qu’on se donne pour rendre la science et le travail attrayans ; il y faut aussi une mesure. Si le professeur attire trop à lui dès le début les esprits frivoles, s’il cherche trop à les gagner par ses complaisances, ils font bientôt la loi à l’auditoire et au professeur lui-même. Ses premières concessions le forcent à en faire d’autres. Bientôt il ne pourra plus se permettre de présenter la science par ses côtés sérieux, il sera aux ordres de son public, qui lui imposera ses volontés, qui exigera impérieusement qu’on l’amuse ; et, comme il n’y a rien dont on se lasse plus que d’être amusé, il finira toujours par perdre son auditoire s’il fait trop de frais pour le retenir.

C’est ainsi peut-être qu’il faut expliquer quelques aventures désagréables qui arrivèrent à Muret vers la fin de sa vie. L’enthousiasme des élèves pour lui fut d’abord incroyable. Il enseigna les lettres, la philosophie et le droit, toujours avec le même succès. Il devait évidemment ce succès aux efforts qu’il faisait pour rendre le savoir attrayant. « Il ôtait du chemin des arts libéraux les épines et les cailloux, » comme le voulait Ramus. En 1578, les étudians allemands qui fréquentaient l’université de Padoue lui écrivirent qu’ils voulaient un professeur comme lui, qui enseignât d’après la méthode française, more gallico. C’est le mot de Montaigne que j’ai cité tout à l’heure : « un peu de tout, à la française. » Je crains que Muret, lui aussi, se soit contenté « de goûter la crouste première de toutes les sciences, » et qu’il n’ait rendu son enseignement un peu superficiel pour qu’il fût plus agréable. Quel fruit retirera-t-il de ses complaisances ? Son public, qu’il voulait trop ménager, lui échappa. Le ton de ses derniers discours est triste ; on y trouve une sorte de sentiment de la décadence qui s’approche. Ce grand enthousiasme qui, un siècle auparavant, avait accueilli la renaissance des lettres, s’affaiblissait tous les jours. Il avait commencé en Italie ; c’est en Italie qu’il déclina d’abord. « Il s’évapora bientôt, dit Bernhardy, comme une fumée de jeunesse. » Muret, dans son latin cicéronien, fait entendre la même chose : Non amamus litteras, auditores ; non amamus studia doctrinœ. Nihil artum, nihil ardum, nihil gloriosum cogitamus. Cet oubli des bonnes lettres se manifesta