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pour confidens de ses plaintes. Il leur dit un jour, dans une de ses harangues solennelles : « J’apprends que les hommes illustres et éminens qui ont été chargés d’attribuer à chaque professeur un traitement proportionné à son mérite veulent éprouver si je suis philosophe ou si je feins de l’être. Aussi m’ont-ils assigné des honoraires annuels fort exigus, afin de me convaincre, si j’en étais blessé, de ne pas mépriser l’argent, et partant de n’être pas philosophe. Pour moi, bien que je ne sois pas de ces sages qui ont pour l’argent un profond mépris, j’ai résolu en cette occasion d’agir en philosophe. Je mépriserai donc, s’ils ne changent de décision, et l’argent qu’on m’offre et celui qu’on me refuse, et, si l’on me force à choisir, à un travail gratuit je préférerai un repos gratuit. » C’était annoncer d’une façon très claire que, si l’on persistait à lui refuser « un traitement proportionné à son mérite, » il cesserait de faire son cours, ou, comme on dit aujourd’hui, il se mettrait en grève. Il tint parole, et, au commencement de l’année suivante, il déclara qu’il avait besoin de quelques loisirs pour achever des travaux interrompus et laissa l’université commencer sans lui. Les élèves étaient prévenus ; ils savaient le motif véritable de sa retraite, et comme ils tenaient beaucoup à lui, ils se montrèrent fort mécontens. Il fallut les satisfaire, et les cardinaux durent s’exécuter : au lieu de 100 florins, Muret en reçut 150 et remonta aussitôt dans sa chaire. Un peu plus tard, probablement sur ses instances et ses menaces, on le mit à 200 florins. Enfin, vers les derniers temps, on eut besoin de lui dans l’intérêt de l’université, et on lui demanda de quitter l’enseignement du droit, auquel il se plaisait beaucoup, pour revenir à celui de la littérature. Comme il avait déclaré à plusieurs reprises devant ses élèves qu’il appartenait désormais à la jurisprudence et qu’il ne l’abandonnerait jamais, il se fit quelque temps prier, puis il céda tout d’un coup. Veut-on savoir les motifs de sa complaisance ? Il les a révélés sans aucun ménagement dans une lettre écrite à son ancien élève, le jésuite Benci. « On a produit, lui dit-il, plusieurs argumens pour me décider, entre autres celui-ci qui est irrésistible : au lieu de 200 écus d’or par an, on m’en a offert 400. Auprès d’un homme sans fortune et que l’approche de la vieillesse oblige à compter un peu plus, on ne pouvait mieux s’y prendre. Grand émoi parmi ceux qui ont étudié sous moi les Pandectes ; ils déclarent ne pouvoir supporter un autre professeur. C’est leur affaire ; moi, j’encaisserai joyeusement tous les ans 400 écus, puisque Dieu le veut, pour avoir de quoi jouir un jour du repos. » L’aveu est presque cynique ; il est vrai qu’il ajoute aussitôt : « Vous êtes bien heureux d’avoir choisi un genre de vie où l’âme est libre de ces soucis ! » C’est ainsi que, dans un métier où d’ordinaire on restait pauvre, Muret acquit une fort honnête