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d’opposer à la sentence des juges de Toulouse quelques protestations vagues où l’on ne sent pas l’accent de l’honnêteté révoltée. M. Dejob, qui, à force de vivre avec son auteur, a fini par lui devenir très bienveillant, reconnaît, lui-même qu’il est difficile de croire à son innocence.

La France lui était désormais fermée, il se dirigea vers l’Italie. C’est pendant sa fuite que lui arriva une aventure piquante qui a été souvent racontée. Dans une ville de Lombardie, nous dit son biographe, les longues traites de chemin qu’il avait faites, la plupart du temps à pied, jointes aux ennuis qu’il concevait de son infortune, lui causèrent une fièvre ardente qui l’obligea à se mettre entre les mains des médecins. Comme il était fort mal vêtu, ils le prirent pour un ignorant, et l’un d’eux, proposant ne remède hasardeux et extraordinaire, dit l’autre, dans une langue qu’il croyait inconnue de son malade : Faciamus experimentum in anima vili. Muret les étonna fort en répondant par cette éloquente apostrophe : Vilem animum appellas pro qua Christus non dedignatus est mori !

Sauvé de la maladie et des médecins, Muret se rendit à Venise. Il savait que c’était une ville hospitalière aux gens de lettres et où ils trouvaient plus de liberté qu’ailleurs. Dans un temps où les bûchers étaient partout allumés et les hérétiques poursuivis avec une rigueur impitoyable, Venise cherchait à être tolérante, et, malgré le pape et les évêques, protégeait la liberté de conscience des étudians allemands qui fréquentaient l’université de Padoue[1]. Comme elle faisait passer son intérêt et sa grandeur avant tout, elle était pleine d’indulgence pour les gens qui la servaient et l’honoraient, et ne se préoccupait pas trop de leurs opinions religieuses. « Siamo Veneziani, avait dit l’un de ses enfans, poi cristiani. » » Les professeurs n’étaient pas plus inquiétés chez elle à propos de leur conduite privée que pour leur orthodoxie. Un ennemi de Galilée, qui voulait lui nuire, ayant écrit aux magistrats qu’il avait un enfant naturel, ils répondirent à cette dénonciation en décidant qu’ils augmenteraient les appointemens du grand astronome puisque ses charges s’étaient accrues. Cette république aristocratique prenait autant de soin, de l’instruction que les démocraties d’aujourd’hui. Elle avait multiplié les écoles et ordonné qu’elles seraient distribuées dans les divers quartiers de la ville pour que personne n’eût à les aller chercher loin de lui. Non-seulement l’instruction devenait ainsi plus facile, mais elle ne coûtait rien. Une enseigne, placardée sur la porte de l’école, devait annoncer qu’on y apprenait gratuitement

  1. M. Dejob a fait à ce sujet, et en général à propos de l’instruction qu’on donnait à Venise, des découvertes fort curieuses dans les archives de l’université de Padoue et dans celles des Frari.