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leur ôtant ce qui pouvait être la principale raison de leur succès, ils conservèrent à l’église catholique les classes moyennes qu’elle était en train de perdre.


II.

En quittant Baduel pour Muret, nous passons d’un savant obscur à un très grand personnage. Le renom de l’honnête recteur de l’université de Nîmes a toujours été fort modeste ; le professeur de l’université de Rome, placé sur un théâtre éclatant, s’est fait connaître au monde entier. Il était regardé comme l’un des maîtres les plus illustres et des plus grands écrivains de son époque. Cette gloire a tenté M. Dejob, qui a voulu étudier à fond un homme aussi important. Non-seulement il a lu avec soin ses ouvrages et ceux des savans avec lesquels il était en relation et qui ont parlé de lui, mais, pour être sûr de ne rien omettre de ce qui le concerne, il est allé fouiller les bibliothèques des villes italiennes où Muret avait séjourné ; les archives de Venise et de Rome lui ont fourni un bon nombre de renseignemens curieux. De tous ces documens M. Dejob a composé un ouvrage dont l’intérêt est double, car en nous racontant la vie d’un grand professeur du XVIe siècle, il nous apprend beaucoup sûr les écoles de son temps.

Marc-Antoine Muret était né dans le Limousin, en 1526, d’une ancienne famille. Sa vocation véritable se révéla de bonne heure ; à dix-neuf ans, il était professeur dans son pays. Deux ans après, on l’appela, sur sa réputation, à Bordeaux pour occuper une chaire dans ce fameux collège de Guyenne, fondé en 1534 par Antoine de Gonvéa, et qui, selon de Thon, avait tant de renommée qu’on y venait même de Paris. Muret y fut le maître de Montaigne, qui se souvint toujours de lui avec reconnaissance. Le jeune professeur avait composé une tragédie latine qui s’appelait Jules César ; elle fut jouée par les élèves du collège, et nous savons que Montaigne y avait un rôle. Quelques années plus tard, nous retrouvons Muret à Paris, où il enseigne avec un éclat extraordinaire. Un de ses panégyristes dit que « lorsqu’il allait commencer une leçon, toutes les places étaient occupées, qu’on ne laissait pas un libre passage au professeur et que c’était sur les épaules de ses auditeurs qu’il s’acheminait à sa chaire. » Sa vie était alors fort dissipée. Déjà, à Bordeaux, quoiqu’il fût écrit dans les règlemens du collège que « les régens devaient vivre honnestement et en bonnes mœurs, pour être exemples de vertu aux disciples et étudians, » Muret chantait ses amours en vers latins fort libres dans lesquels il s’adressait sans scrupule à plusieurs maîtresses à la fois, car c’était son opinion