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Derjavine, inauguré depuis peu dans le jardin de la ville : je m’étonnais de voir au vieux poète le costume à la mode en 1840, pour les statues, c’est-à-dire la toge romaine battant des mollets nus, chaussés de cothurnes. On me répondit que le monument datait, en effet, de cette époque ; mais l’empereur Nicolas, apprenant qu’on voulait l’ériger dans un lieu public, fronça le sourcil et ordonna de reléguer dans la cour de l’université le père de la poésie russe. Réduit à ne fondre que des souverains et des conquérans, un statuaire suffisait à la rigueur pour tout l’empire, comme il suffit d’un bourreau dans les états où il se commet peu de crimes. La comparaison n’est injuste qu’à demi ; on a fort maltraité Paul, Alexandre Ier, Nicolas et leurs maréchaux, dans les statues mesquines qui les représentent sur les places de Saint-Pétersbourg : les artistes d’alors ne s’inspirèrent pas de l’admirable Pierre le Grand de Falconet. Aujourd’hui, les écrivains émancipés commencent à apparaître dans les villes qui tirent gloire de leur naissance ; ces hommages publics témoignent d’une piété patriotique plus que d’un art très avancé. Pouchkine a enfin sa statue à Moscou ; mais sous ce raglan, dans ces gros souliers et cet horrible pantalon de bronze, avec son air soucieux qui voudrait être fatal, le poète des Tziganes ressemble trop à un notaire de province, rêvant à la perte d’un procès.

Bannie des églises et des lieux publics, réduite à la décoration intérieure des maisons, la sculpture, cet art sévère qui vit de foi profonde et de grandes ambitions, devait se borner à un idéal très modeste. Elle se contenta longtemps, elle aussi, d’imiter de son mieux les modèles italiens et français, à une époque où il n’y avait plus de modèles italiens et français ; elle ne sortit guère du genre maniéré et de la statuette d’ameublement. L’exposition de cette année ne permet pas encore de prévoir une renaissance nationale ; il n’y aurait rien à en dire, si une exception considérable ne faisait pardonner la médiocrité générale. La Russie ne possède qu’un sculpteur, mais l’un des plus grands à coup sur de notre temps, M. Antokolski. Il n’y a pas à chercher ici l’influence d’école ou de race, — M. Antokolski est israélite, — il n’y a qu’à saluer une individualité puissante, sans liens appréciables avec le milieu où elle s’est produite. Le Christ de cet artiste a obtenu, si je ne me trompe, une des grandes récompenses à l’exposition universelle de 1878 ; la gravure a popularisé son Ivan IV. On a reproché à cette belle œuvre une parenté trop directe avec le Voltaire de Houdon ; le vieux tsar est posé dans le fauteuil d’où il se soulève avec peine, la main crispée sur un des bras du siège, comme le philosophe dans la célèbre statue de la Comédie-Française, dont la bibliothèque de Pétersbourg possède un double. De la main gauche, Ivan le Terrible égrène un rosaire ; à portée de cette main, l’épieu ferré avec