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pensée et d’action. Jamais, peut-être, depuis le XVIe siècle, la vie ne s’était condensée dans une créature humaine avec une intensité aussi effrayante, aussi superbe. Ce n’est pas la mort qui l’a abattu, c’est l’excès et comme l’étouffement de la vie. Il y a pour l’élite de cette race je ne sais quelle loi tragique qui foudroie avant quarante ans, en pleine fleur, tous ceux qui montent trop haut : rappelez-vous les grands poètes, Pouchkine, Lermontof ; Michaïl Dmitritch, le poète de l’épée, était de leur famille. C’est peut-être pour cela que la Russie l’aimait tant, comme les mères aiment les enfans qui doivent mourir, qu’elle l’aimait dans ses folies au moins autant que dans son génie, toujours comme les mères. On a vu à Moscou des femmes du peuple sanglotant par les rues devant les images, des moujiks, accourus trop tard pour saluer le corps, qui baisaient l’acier des rails derrière le train funèbre. Il y a longtemps qu’une nation n’avait dit à un des siens, avec autant de confiance et d’orgueil, le Tu Marcellus eris ! À cette heure, elle couvre la jeune tombe de ces fleurs que demandait le poète latin, elle y entasse les couronnes de laurier, et comme s’il fallait à ce capitaine des funérailles dignes de la vraie guerre, au moment où les archimandrites psalmodiaient les dernières prières dans l’église des Trois Prélats, les télégrammes nous annonçaient qu’il y avait quelque part sur la mer des flottes qui bombardaient une ville ; il semblait que le furieux soldat, à la minute où il tombait dans le silence de la mort, eût soufflé son âme et sa voix à des canons qui voulaient parler.


III

La sculpture est loin de s’être fait en Russie une place proportionnée à celle qu’occupe la peinture. Des causes extérieures ont contribué à ce retard. Le sol russe ne fournit presque pas de marbre ; cette rude terre ne porte que du granit. Les marbres d’Italie s’acclimatent à grand’peine sous ce ciel inclément ; ils s’écaillent par les gelées de 30 degrés. Chaque automne, on emprisonne les statues des jardins impériaux dans des guérites de bois ; malgré ces précautions, les pauvres Italiennes exilées ont perdu des doigts, des oreilles, des nez, comme les invalides des guerres russes. Le passé d’un art est toujours religieux ; or, la religion orthodoxe a supprimé la sculpture, en proscrivant des temples et des tombeaux la reproduction de la figure humaine en ronde bosse. Enfin, sur ces places glacées où les grands hommes ne peuvent habiter que dans un manteau de bronze, l’étiquette monarchique avait interdit, jusqu’à une époque récente, les honneurs du bronze pour le génie civil ; on ne dressait de statues qu’aux souverains et à quelques hommes de guerre illustres. On me montrait naguère à Kazan le monument de