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toujours d’assurer à nos stations les plus lointaines l’appui de quelques bâtimens cuirassés. On ne peut toutefois méconnaître que la science nous ouvre, à chaque instant, des horizons nouveaux. Si nous demeurons attentifs à ses découvertes, il n’est pas impossible que, dans quelques années, les moyens d’attaque aient subi des modifications assez radicales pour que l’hoplite, se sentant visé désormais au talon, juge superflu de charger son bras du bouclier. Toute invention qui menace le canon de déchéance doit compter d’avance sur nos sympathies, car c’est le canon, avec ses portées prodigieuses, avec ses pénétrations incroyables, avec la précision jusqu’ici inconnue de son tir, qui nous impose les remparts de fer derrière lesquels matelots et machines se réfugient. Suspendre aux flancs du vaisseau de combat des enclumes capables de résister à d’aussi vigoureux coups de marteau ou enfermer dans la cale du navire désarmé une force latente qui lui prête, le cas échéant, des ailes pour la retraite, voilà l’alternative à laquelle nous ont acculés les récens progrès de l’artillerie. Armure ou chaudières, il n’y a que des léviathans dont le déplacement s’accommode de cet encombrement ou de cette surcharge. Nos vaisseaux de combat sont grands, nos croiseurs deviendront énormes. Connaissez-vous pourtant d’autre moyen d’occuper la haute mer ou d’inquiéter par des pointes hardies ceux qui voudraient en conserver l’empire ? Acceptez-vous la responsabilité de conduire au combat une flotte sans cuirasse contre une flotte cuirassée ? Vous figurez-vous la guerre de course possible avec des navires dépourvus d’un vaste approvisionnement de charbon qui les dispense de recourir trop souvent à la bienveillance douteuse des ports neutres ? Si telle est votre audace, je l’admirerai peut-être, je ne l’imiterai pas. La haute mer sera toujours, suivant moi, le domaine des vaisseaux qui pourront braver le canon, soit par la résistance de leurs murailles, soit, par la rapidité de leurs allures : elle appartient aujourd’hui sans conteste aux gros bâtimens. Mais les gros bâtimens ont de grands tirans d’eau ; l’approche du littoral, surtout d’un littoral baigné par des eaux basses, les condamne, dès les premiers pas, à une marche circonspecte. Au fur et à mesure que le terrain devient plus scabreux, la paralysie dont les membres du géant sont atteints fait de rapides progrès ; on s’en aperçoit à l’incertitude croissante de ses mouvemens ; l’occasion ne saurait manquer de le harceler avec avantage. Les bateaux torpilles n’ont aujourd’hui qu’un rayon d’action excessivement borné : ils n’ont pu obtenir la vitesse qui leur est nécessaire qu’à ce prix. Les chaloupes, si nous les réduisons à servir d’affût aux canons monstrueux que nous leur confierons, auront bien moins encore la faculté de s’éloigner du rivage. Néanmoins, ces chaloupes canonnières et ces bateaux-torpilles préparent déjà plus d’une nuit sans