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nous appartient, ainsi que M. Edelfelt, un assidu de nos Salons, et M. Pochitonof, l’auteur de ces vues minuscules d’Ukraine, si vraies, si curieusement fouillées, qui ont déjà valu à ce peintre de grand avenir le surnom de Meissonnier du paysage. Ces messieurs ont pris à notre école des habitudes de travail et un souci de l’élégance qui n’ont rien de commun avec les tendances signalées chez les Russes originaux.

La peinture m’a trop retenu ; pourtant que de remords me restent, devant les cinq cents numéros du catalogue ! Les artistes de mérite que j’ai omis de citer me pardonneront ; je devais présenter à notre public quelques types plutôt qu’une énumération de noms peu connus de lui. Saluons en nous éloignant la mémoire de M. Pérof ; il y a de la simplicité et de la bonne humeur dans les scènes bourgeoises de ce peintre que l’académie de Moscou vient de perdre. Remarquons des rapports de tons bien délicats dans les Pêcheurs de M. Poliénof, des parties excellentes dans le Christ chez Marthe et Marie de M. Chapalof, une exécution vigoureuse dans les Derniers Momens d’Otrépief de M. Vénig. M. Svertchkof méritait aussi de nous arrêter ; il y a infiniment d’observation et d’esprit dans le Départ de cette vieille dame, qui se case péniblement dans sa berline de voyage avec sa valetaille, ses chiens et ses oiseaux ; M. Svertchkof décrit avec entrain la vie russe, les troïkas qui fendent l’espace ; j’aime moins son portrait de Skobelef, un peu veule. Cela ne me rend pas la vaillante tournure du général blanc. Ce n’est pas ici que la foule vient le chercher à cette heure : suivons la foule, on comprendra que le voyageur se laisse distraire un instant de son sujet par ce qui est aujourd’hui l’unique préoccupation de tout ce qui l’entoure. — Au moment même où j’entrais à Moscou, les cloches à qui la pieuse cité dit tous ses secrets lançaient de sourdes volées douloureuses : le peuple inondait les rues, refluait sur les toits, silencieux et navré ; il regardait passer, partir le corps du plus cher enfant de la patrie. À voir cette désolation si unanime, si sincère, on eût pu croire que cette bière emportait tout l’espoir de la Russie. — Pour comprendre ce que fut l’adoption passionnée de ce jeune soldat par tout un pays, il faut avoir vu de près combien ses qualités et ses défauts étaient la représentation exacte de l’âme russe : âme changeante et extrême, capable de tout faire et toujours avec excès. Au hasard des heures, on laissait un grand enfant turbulent, on retrouvait un calculateur habile et froid ; tantôt il boudait silencieux, tantôt c’était le charme de la plus chaude, parole qu’il m’ait été donné d’entendre ; un jour un nerveux abattu, le lendemain le bogatyr des légendes slaves, à qui le monde semblait trop petit à dévorer. Il gardait la suite patiente de la volonté sous la fantaisie des caprices, se donnant, se reprenant, se dérobant, mais toujours ivre de