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prenait un malicieux plaisir à les laisser approcher jusqu’à la distance où les armes de jet auraient pu devenir dangereuses ; puis, tout à coup, laissant retomber ses rames, il distançait de nouveau en quelques palades les lourdes quinquérèmes dont les équipages harassés étaient moins que jamais en mesure de lutter avec des rameurs qui venaient de reprendre haleine.

Ces affronts répétés causaient le plus vif dépit aux consuls ; ils résolurent de fermer l’entrée du port par une jetée : la mer, comme à Tyr, dispersa les blocs. Sur un seul point où les travailleurs rencontrèrent un banc de sable, déjà presque à fleur d’eau, on réussit à consolider la première amorce de la digue. Par le plus heureux des hasards, une quadrirème sortant de Lilybée alla donner sur cet écueil récent dont elle ne soupçonnait pas l’existence. Elle y resta échouée : les Romains accoururent et s’emparèrent du bâtiment que la fortune, presque toujours propice à la ténacité, leur livrait. Sur la galère aux formes effilées, d’une architecture à la fois solide et légère, ils embarquèrent un équipage d’élite. Quelques jours plus tard, le Rhodien voulut répéter la manœuvre qui lui avait jusqu’alors si bien réussi ; il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il n’avait plus affaire à des vaisseaux construits aux bords du Tibre ; la quadrirème le gagnait rapidement. Ne pouvant plus trouver son salut dans la fuite, il fit bravement volte-face et alla de lui-même au-devant du combat. Sa carrière de corsaire était terminée ; accablé par le nombre de ses adversaires, il dut céder au sort et se rendre prisonnier.

Les Romains possédaient dès lors deux vaisseaux rapides ; il ne dépendait que d’eux d’en reproduire le type ; à partir de ce jour la marine romaine commence à se transformer. Les fils de Romulus n’en furent pas moins battus une fois encore devant Drapani. Cette race de laboureurs n’avait, il est vrai, besoin que de toucher la terre pour reprendre des forces ; vaincue, elle revenait peu de temps après à la charge : son opiniâtreté finit par lasser les Carthaginois. Si les Romains avaient été moins rebelles à la science que pratiquaient si bien leurs adversaires, s’ils avaient su seulement se garder du naufrage, le siège de Lilybée n’aurait probablement pas duré huit ans. Les avertissemens du ciel étaient par malheur lettre close pour des soldats enlevés à leur élément : les nuages s’amoncelaient, la houle venait battre sourdement le rivage, leur esprit demeurait obstinément fermé ces pronostics. Il n’y avait pas un consul, s’appelât-il Marcus Æmilius, Servius Fulvius, Aulus Attilius, Lucius Cornélius ou Junius qui comprît le danger de rester sur une côte qu’allait infailliblement assaillir bientôt la tempête. Pourvu que, comme Panurge, « ils eussent un pied en terre et que l’autre n’en fût pas loin, » il leur