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en maîtresse absolue, elle pousse librement ses extrêmes conséquences. Le penseur russe va d’un bond au fond des choses, il voit les contradictions, la vanité, le grand rien de la vie, et si son tempérament d’artiste le porte à la reproduire, il le fait avec une impartialité dédaigneuse, parfois avec une froide désespérance, le plus souvent avec le fatalisme inhérent aux parties orientales de son âme. J’ai quelquefois rêvé une édition du livre typique de Tolstoï, la Guerre et la Paix, illustrée par M. Véreschaguine ; il y a parenté entre les deux esprits, précisément dans leur façon d’envisager la guerre : que les lecteurs du roman se rappellent le chapitre sur les ambulances, après la bataille de Friedland ; la collaboration de ces deux artistes jetterait une vive clarté sur cette philosophie russe dont l’influence est si sensible dans leurs œuvres respectives. Voilà une digression qui semble nous mener loin de la peinture ; mais la peinture de M. Véreschaguine n’aurait aucun intérêt, si on négligeait sa signification abstraite ; au point de vue habituel de la critique d’art, il n’y faudrait relever qu’une excentricité macabre, faite pour étonner les connaisseurs, pour effrayer les amateurs ; je doute qu’il s’en trouve un pour orner son salon avec ces tableaux de cimetière. Quand on considère dans son ensemble l’œuvre multiple de l’artiste russe, on est tenté de croire qu’il a voulu demander à la peinture ce que Richard Wagner demande à la musique, une langue universelle pour exprimer toutes les sensations, toutes les impressions. Sera-ce la peinture de l’avenir ? De quelque façon qu’on la juge, c’est l’effort le plus vigoureux et le plus original qui se soit produit jusqu’ici dans l’art russe.

Passons à des spectacles plus gracieux. Les paysagistes vont nous les offrir. Ces derniers sont nombreux ; dans ce grand voyage des Russes à la découverte de la Russie, qui est le trait saillant du mouvement contemporain, les peintres devaient s’éprendre du paysage national, avec son caractère si personnel. Ils ont le sentiment de la nature, de leur nature, ils comprennent et rendent avec bonheur ses longues tristesses, ses joies rapides. Dans l’étude des forêts et des plaines, comme, dans celle des hommes, ils cherchent des impressions plutôt que des compositions. Par une anomalie apparente, ces peintres du Nord ont une passion dominante, la lumière ; les plus audacieux en arrivent à étudier les phénomènes de la lumière pour eux-mêmes, presque indépendamment des objets traités comme de simples accessoires. C’est là le caractère commun et original de cette école de paysagistes ; j’imagine comment notre public la baptiserait, lui qui aime à résumer dans un mot nouveau les tendances d’un groupe artistique : l’école des luministes. Voici d’abord M. Kléver, très en faveur auprès de ses compatriotes, et à