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remonte à une époque où la plupart de nos compatriotes ne connaissaient la mer que par ouï dire. Bien des gens dont l’intelligence n’était certes pas suspecte, éprouvèrent alors un plaisir sans mélange à lire les romans maritimes de Cooper dans des traductions qui auraient été du grec ou de l’hébreu pour nos maîtres d’équipage. Il serait assurément plus facile de nier l’existence de la tessaracontère que de se figurer comment pareille machine a jamais pu quitter le port d’Alexandrie. Le doute malheureusement, après la description si complète d’Athénée, ne saurait être permis ; on n’entre pas dans tant de détails, quand on n’a pour base de son récit qu’un caprice d’imagination ou une imposture. La tessaracontère a vécu ; de plus habiles que moi expliqueront comment elle est parvenue à se mouvoir.

Il ne faudrait peut-être pas une bien grande convulsion sociale pour engloutir cette civilisation dont nous avons sujet, je ne le conteste point, d’être fiers. Si les générations auxquelles, après un long intervalle de barbarie, incomberait la tâche de reprendre à nouveau l’œuvre interrompue des siècles, essayaient de reconstituer notre marine à vapeur d’après les documens épars dans nos histoires, tous les livres techniques ayant disparu, j’estime qu’on verrait surgir de bien singulières solutions de ce problème offert aux érudits. Avez-vous jamais entendu parler de la Grande-Serpente ? Cet étrange navire apparut tout à coup, au dire des romanciers espagnols, dans les eaux où le preux chevalier qui parcourait le monde à la façon d’Hercule « pour protéger le faible et venger l’opprimé, » le vaillant Amadis des Gaules (s’il faut l’appeler par son nom), s’apprêtait, armé de pied en cap, à combattre le roi Lisvart, « Un merveilleux bruit et clameur du peuple » s’est fait entendre en dehors du palais. Lisvart envoie incontinent un de ses chevaliers s’informer de la cause de ce tumulte : on lui rapporte qu’on vient de découviir en mer « un feu, le plus épouvantable qu’on vit oncques, lequel s’approchoit du port à vue d’œil. « Les chevaliers font quérir leurs chevaux et courent au rivage ; les dames montent au plus haut des tours. « Lors fut vu de tous en mer un haut rocher ardent, poussé du vent et des ondes, par telle impétuosité que si fortune eût couru, et, ce qui augmenta leur crainte, ils l’aperçurent peu après muer en un serpent horrible, lequel étendoit ses ailes plus loin qu’un bon archer ne pourroit traire. Mais, si cela leur donnoit ébahissement, le demourant du monstre ne leur en apportoit guères moins, car il venoit droit à eux, ayant la tête élevée comme la hune d’un vaisseau, jetant par les narines une fumée si épaisse que, de très grande obscurité, on le perdoit de vue par intervalles, puis, tout soudain, on l’oyoit siffler et faire hurlemens, tels qu’oncques dyablerie