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confuses de maisons, des feux alanguis qui piquent les chaudes ténèbres bleues. Avec quoi l’impression est produite, je l’ignore ; mais elle est intense, on est envahi par la lourde volupté et la poésie pénétrante de ce nocturne indien.

J’arrive à la manifestation la plus récente et la plus personnelle du tempérament de l’artiste, à ce qu’on pourrait appeler « la moralité de la guerre. » Après la campagne du Danube, M. Véreschaguine a exposé une série de compositions importantes inspirées par la même idée philosophique. Cette façon de traiter un vieux sujet ne nous aurait jamais tenté, nous autres Français : nous aimons le soldat pimpant et alerte d’avant le combat, la mêlée furieuse de la bataille, le triomphe d’après. Nous ne nous serions jamais avisés de peindre systématiquement l’ambulance, le charnier, les misères et les souffrances de la guerre. Je ne parlerai pas ici des mérites techniques ; ils sont réduits au minimum, l’artiste ne prend de la forme que juste ce qu’il en faut pour rendre sensible son idée. Voilà qui condamne d’avance sa méthode dans l’esprit de la plupart de nos contemporains, fidèles à la doctrine de l’art pour l’art, ennemis de la thèse et de la prédication. Dieu me garde de rouvrir un débat insoluble où je n’ai pas de parti-pris ! La reproduction des choses dans le seul dessein de charmer me semble excellente, si elle charme en effet ; d’autre part, j’estime que chacun a le droit de se servir de l’outil qu’il sait manier, plume, pinceau ou ciseau, pour défendre une idée morale. S’il est vrai, comme on le prétend, qu’il ne faut pas parler pour ne rien dire, ce précepte peut s’appliquer à l’encre et aux couleurs. Le tout est de bien dire, clairement et fortement : M. Véreschaguine a ce don. Nul n’est sorti de son exposition sans maudire les horreurs de la guerre ; j’y ai vu de pauvres femmes, qui avaient sans doute perdu un fils à Chipka ou à Plevna, essuyer leurs yeux rougis ; on assure qu’à Vienne, l’autorité militaire défendit aux soldats de visiter ce spectacle démoralisant pour eux. Si l’on voulait disputer contre l’artiste, on pourrait lui dire avec Joseph de Maistre que la guerre est un mystère, qu’il faut voir par ses divers côtés ; ce n’est pas le lieu ; voyons comme il veut nous faire voir. C’est poignant ; moins encore l’Ambulance, le Convoi de blessés, que ces terribles toiles où aucun vivant n’est plus, vrais paysages de la mort ; par exemple, cette Route de Bulgarie, un champ de neige, des poteaux télégraphiques, un cadavre et un vol de corbeaux. Et cet autre tableau, encore plus inattendu, qui ne ressemble à rien de ce qu’on a vu en peinture : sous un ciel brouillé de pluie, dans une vaste jachère d’herbes jaunies, la mort a couché sa moisson du jour ; tout un régiment de corps est aligné, décroissant jusqu’aux perspectives de l’horizon ; seul, un prêtre en costume sacerdotal, debout dans l’angle de la toile, lit les prières ;