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reproche son succès ; s’il voit et rend cette nature telle qu’elle est, personne ne le croit. Un seul des orientalistes vivans, M. Guillaumet, m’a remis devant les yeux un village arabe : je ne sache pas que le nom de ce maître peintre soit populaire.

Il m’est plus difficile de juger le tableau de M. Jacobi, qui fit grand bruit à son apparition. C’est un épisode de l’histoire russe, le mariage grotesque du bouffon et de la naine de l’impératrice Anne, dans un palais de glace bâti sur la Neva. Un cortège de carnaval, vêtu de joyeux oripeaux, se précipite sur les pas des mariés avec beaucoup de mouvement et de gaîté. Cette toile, peinte dans une gamme bruyante, emprunte un éclat étrange aux fonds vert bleu des murs de glace, aux irisations de la lumière sur leurs parois. Nous devons tenir ces effets pour exacts, n’ayant jamais habité une maison de glace et vu comment la lumière s’y comporte. Je préfère du même peintre ce fin cardinal de Guise, à qui l’on apporte la tête de Coligny.

Quittons ces amoureux de la couleur ; ils ne constituent pas le vrai corps de bataille dans le camp russe ; la brillante école polonaise des Matejko et des Brosicz pourrait à bon droit les réclamer comme siens. Arrivons aux produits authentiques du territoire, tels que j’ai essayé de les caractériser plus haut. Voici M. Riépine, un des représentans les plus extrêmes des tendances dont j’ai parlé ; aussi l’accuse-t-on, suivant un mot très en faveur à Pétersbourg, de faire de la « peinture tendancieuse, » comme qui dirait de la peinture radicale. Il a exposé à Moscou le grand tableau qui fonda sa réputation, les Bourlaki. Les bourlaki, ce sont les forçats qui remorquent sur les chemins de hâlage, le long du Volga, les lourdes barques remontant le fleuve. L’impression voulue par le peintre est produite. Tandis qu’à l’horizon un pan de voile s’illumine joyeusement sur l’eau rose dans la fête du matin, une douzaine de misérables viennent droit au spectateur en tirant sur leur câble ; hâves, suans, courbés, les muscles tendus sous leurs haillons troués. Les torses sont largement peints, les figures, abjectes ou fatalement résignées, prises sur le vif. C’est là un morceau d’un grand effet ; mais pourquoi M. Riépine a-t-il passé la même couche d’ocre rougeâtre sur les terrains, les corps et les visages ? Quelques jours après avoir vu ce tableau, j’ai rencontré des bourlaki sur le Volga ; ils gardaient leurs couleurs naturelles dans la lumière ambiante et ne tournaient pas au vieux cuivre. Le Départ du conscrit nous montre un jeune homme arraché à sa famille ; même vigueur dans les personnages, même effet d’ensemble, avec une plus grande pauvreté dans les détails d’exécution. Presque toujours, dans un tableau russe, l’idée est jetée sur la toile avec une grande force et y reste à l’état d’indication ; le public n’est pas exigeant ; il veut qu’on lui livre cette idée en gros, il se précipite