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naturel que l’ambition des peintres se bornât à faire du sous-Michallon ?

Le premier essai de réaction nationale, qui suivit 1812 et prépara à la Russie une littérature indépendante, n’eut qu’une faible influence sur les traditions de l’académie. La brillante génération qui grandit sous Alexandre et donna ses fruits, malgré mille obstacles, au commencement du règne de Nicolas, comptait peu d’artistes. On remarque pourtant, çà et là, à cette époque, la trace d’un effort personnel. Il y a de bons portraits du temps auxquels resteront attachés les noms de Kiprenski et de Tropinine. Un peu plus tard, deux Petits-Russiens, Litovtchenko et Zarianko, apportent également dans le portrait l’esprit intelligent et libre qui caractérise leur race. Il y a du dernier, dans la galerie Trétiakof, une figure de femme au regard brillant, bien individuelle, bien vivante. Un homme mérite une place à part dans cette génération, c’est Ivanof, l’ouvrier obstiné et tourmenté, qui ne fit guère qu’un tableau, le fit toute sa vie et mourut sans l’achever. Pour son bonheur ou son malheur, Ivanof était l’ami intime de Gogol ; le poète, imagination pleine de formes et de couleurs, rêva un jour un tableau merveilleux et entreprit de le faire peindre par son ami, nature timide, en défiance contre elle-même. Gogol souffla son feu au pauvre artiste, s’attacha à lui comme un génie taquin et ne cessa de le persécuter, toujours mécontent de l’œuvre qui ne rendait pas son rêve. Sous l’empire de cette possession, Ivanof travailla vingt ans ; il alla à Rome, il multiplia des études de détail dont chacune représente le labeur d’un tableau définitif. De cette lutte acharnée contre une idée, il est sorti une composition puissante et défectueuse, l’Apparition du Christ. Aux bords du Jourdain, la foule des Juifs entoure Jean-Baptiste ; tous les yeux se tournent vers le point de l’horizon que désignent le regard et le geste du Précurseur ; là-bas, sur les collines, apparaît Jésus, un homme triste, qui vient vers les Juifs de très loin, rasant la terre d’un pas divin. On devine que cet inconnu marche vers les transfigurations du Thabor. L’ensemble du tableau laisse une impression saisissante ; chaque tête de Juif est étudiée avec un soin, un acharnement de pinceau qui nous emportent bien loin des banalités académiques ; mais la couleur est conventionnelle, désagréable ; on ne saurait dire pourquoi l’enfant nu qui sort de l’eau est lilas. Le paysage est sans caractère, les personnages mal liés entre eux, et, malgré ces défauts, l’œuvre marque une volonté si intense que nul ne l’oubliera après l’avoir vue une fois. Il est curieux de suivre, à l’exposition et dans la galerie Trétiakof, les conceptions successives par lesquelles a passé ce tableau, les morceaux d’étude qui ont amené chaque tête à son expression définitive.

Ivanof fut une exception dans un temps qui ne les comportait