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menaçant. Il est un empire que nous garderons toujours, celui de l’éloquence. Longtemps encore, nos commis-voyageurs sauront persuader à ces gens-là que leurs vins sont exécrables et que le bon ton leur commande de boire les préparations chimiques vendues dans le dernier village russe sous le nom de Château-Laffitte. Pourtant, si un jour ils se mettaient en tête de boire leur vin, au lieu de payer au poids de l’or les décevantes étiquettes du nôtre ?

Je ne veux pas multiplier les faits ? je résume une impression générale. L’exposition démontre que depuis vingt ans, — depuis l’émancipation, — la Russie a fait des pas de géant dans le domaine industrie ! comme dans tous tes autres. Il y a vingt ans, les classes populaires vivaient sans besoins, vêtues et nourries par tes procédés primitifs du travail individuel et local ; les classes aisées ne pouvaient vivre qu’en empruntant tout au dehors, depuis les rails et les locomotives de leurs chemins de fer jusqu’aux objets de toilette et d’ameublement les plus usuels. Aujourd’hui, tes besoins sont décuplés, et la plupart d’entre eux trouvent à se satisfaire dans la production nationale. Des industries qui n’existaient ? pas sont nées, et bien qu’encore dans la période d’enfance, elles promettent un essor rapide ; d’autres, qui sommeillaient et retardaient sur le progrès, se sont mises à niveau et ont pris une extension colossale. Grâce à des tarifs protecteurs qui sont presque des tarifs prohibitifs, avant un quart de siècle les manufactures russes seront maîtresses chez elles et pourront évincer la concurrence étrangère, en attendant qu’elles lui disputent l’Asie. Après l’Angleterre, personne ne souffrira plus que la France de la fermeture de ce grand marché. Et la Russie ne fait que suivre de loin l’exemple d’affranchissement donné par les autres nations du continent. Il y a là de quoi réfléchir. Les économistes répondront avec raison que tes barrières du monde reculent à mesure que les vieux marchés se ferment et que la production européenne augmente ; l’extrême Orient, l’Afrique, réservent à l’avenir des débouchés incalculables. Pour s’assurer ces débouchés, il faut l’esprit maritime, la grande politique coloniale, la présence active et l’autorité sur les mers teintâmes, le pavillon qui se dresse haut et force les portes barbares… Ne continuons pas ; à l’heure où j’écris, ces lignes sembleraient une triste ironie en un sujet qui ne comporte pas le sourire.

Une transition d’idées que chacun comprendra me suggère un dernier souvenir. Quand on a fait le tour des salles où s’entassent les produits de l’industrie et parcouru la galerie des machines, on arrive dans une travée placée en sentinelle à l’extrémité du palais ; là, comme une bête fauve entourée de ses petits, un énorme canon ; de 100 tonnes, accroupi sur son affût, rassemble autour de lui des pièces de bronze et d’acier de tout calibre ; leurs gueules rayées