Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu/327

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

personne : c’est la thèse que Jules II et Léon X ont magnifiquement symbolisée en transparentes allégories dans la plus belle des chambres de Raphaël[1] ; c’est celle qui a inspiré tout le moyen âge et les grands scolastiques, à commencer par « l’ange de l’école, » le philosophe favori de Léon XIII, saint Thomas d’Aquin.

Ce qui fait l’originalité de Léon XIII, c’est que, pour lui, cette harmonie de l’ordre naturel et de l’ordre surnaturel, de la société civile et de la société religieuse, n’est pas seulement une thèse d’école, un thème à développemens oratoires, mais une conviction profonde, vivante, qui l’anime tout entier ; — c’est surtout que, en rompant avec les écoles catholiques qui semblent mettre leur idéal en arrière, le saint-père, d’accord avec l’esprit du siècle, a fait dans sa philosophie sociale une large place à la notion du progrès qui est la notion moderne par excellence. Malgré sa prédilection pour la vieille scolastique, en dépit de son penchant, à nos yeux singulier et en effet peut-être peu pratique, à faire élever les clercs de l’église avec les méthodes du XIIIe siècle, Léon XIII, sur ce point d’accord avec son temps, s’est plu à proclamer le caractère progressif de notre civilisation ; il en a célébré les conquêtes dans la sphère sociale et la sphère politique aussi bien que dans la sphère matérielle[2]. Et cela, il semble l’avoir fait avec une sincérité, avec une chaleur que nous étions peu habitués à rencontrer chez les ecclésiastiques, en dehors de ce brillant et vaillant groupe des catholiques dits libéraux, tenus sous Pie IX en si grande suspicion à Rome.

Ce progrès même, ce développement continu et indéfini de la civilisation est aux yeux de Léon XIII intimement lié au maintien et au respect du christianisme. En dehors de lui, il n’y a pour l’humanité que « fausse civilisation, » que progrès extérieur et menteur ; et c’est seulement ce faux progrès qu’avait en vue Pie IX lorsque, dans son Syllabus, il déclarait que l’église ne pouvait se réconcilier avec le progrès et la civilisation moderne : cum progressu et cum recenti civilitate[3].

Cette fausse civilisation qui, en sapant le christianisme, mine la base du vrai progrès, Léon XIII ne la repousse pas moins sévèrement que Pie IX. La liberté absolue de penser et d’écrire, « la liberté du mal, » ne trouve pas davantage grâce devant lui. À cet égard, rien ne le sépare du pape du Syllabus, bien que, par caractère, par modération naturelle, par politique aussi, il soit moins

  1. La chambre de « la signature, » où la Philosophie païenne avec l’École d’Athènes fait pendant à la Théologie avec la Dispute du saint sacrement.
  2. Voyez le mandement du carême de 1877.
  3. Mandement du carême de 1877.