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toujours un peu) pour se convaincre que les États-Unis n’ont échappé à aucun des vices qui semblent inhérens à la démocratie pure[1]. Ce que depuis quelques années nous commençons à voir en germe chez nous, fleurit au grand soleil chez eux. La tyrannie des coteries politiques, la mobilité perpétuelle dans le personnel administratif, la médiocrité, et pire encore que la médiocrité dans la composition des conseils électifs, la mise à l’écart de toute l’aristocratie morale et intellectuelle du pays, — enfin la corruption, toutes ces plaies s’étalent à la surface du corps politique. Il est assez probable que, d’ici à quelques années, nous n’aurons rien à envier aux Américains sous ce rapport, mais eux-mêmes ne nous conseilleraient pas de les prendre pour modèles.

La seule question qui puisse, suivant moi, être sérieusement débattue entre esprits de sang-froid, étrangers aux dénigremens et aux enthousiasmes de parti-pris, est celle-ci : depuis l’ouverture de la nouvelle période que marque dans l’histoire des États-Unis la fin de la guerre de sécession, l’abolition de l’esclavage et le rétablissement de l’Union, c’est-à-dire depuis bientôt vingt ans, l’état politique et social des États-Unis va-t-il en se détériorant en dépit de leur prospérité matérielle, ou bien, au contraire, y a-t-il, à l’encontre des travers et des vices dont eux-mêmes se sentent atteints, un mouvement de réaction ? Aucune forme politique n’étant, en effet, sans inconvéniens, aucune société sans vices, toute la question, quand on veut prévoir l’avenir d’un peuple, est de savoir s’il se laisse aller sur la pente de ses défauts ou s’il fait effort, au contraire, pour la remonter. Je dirai en toute franchise quelle est, à mes yeux du moins, la réponse équitable à cette question.

Les premières années qui ont suivi la fin de la guerre de sécession ont été tout simplement déplorables et marquent parmi les plus tristes dans l’histoire des États-Unis. Lorsqu’on a vu, d’un côté, les états du Sud livrés sans défense, après la défaite, à tous les excès d’une coterie de vainqueurs brutaux et à toutes les représailles d’une poignée de vaincus exaspérés ; de l’autre, les états du Nord, dominés par un général de capacité, somme toute, assez médiocre, se maintenant au pouvoir pendant huit ans par les plus détestables moyens, s’entourant d’hommes tarés et couvrant à tout le moins de sa complicité tacite leurs détestables rapines ; lorsque, ce scandale ayant pris fin par son excès même, on a vu une élection présidentielle, disputée à quelques voix près, se partager en deux parties égales l’Union à peine reconstituée, et lorsqu’une enquête a révélé

  1. Un petit roman intitulé : Democracy, qui a paru aux États-Unis depuis mon voyage, contient une satire de la société et des mœurs politiques qui a fait quelque tapage à Washington.