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Bien que nous soyons au 17 novembre, l’ardeur du soleil est telle que je suis obligé de m’en défendre. Je reste assis près d’une heure au pied d’un gros buisson de mauves sauvages en pleines fleurs, anéanti dans ce bien-être et ce repos que procurent pour un instant l’attente remplie et la curiosité satisfaite. Le lieu est solitaire, le temps parfaitement calme et le Pacifique justifie son nom. Sa lame ne ressemble point à celle de l’Océan, qui, même par un temps calme, déferle sur la plage avec fracas. Elle vient, au contraire, mourir avec douceur sur le sable fin ou se briser contre les rochers avec un léger clapotement. Par-delà cependant cette mer charmante, c’est la vieille Asie, berceau du genre humain, c’est la Chine avec sa civilisation décrépite et son peuple pullulant, c’est l’Inde avec ses vallées profondes et ses religions mystérieuses, contrées que je ne verrai jamais et qu’avant ce jour je n’avais jamais eu la tentation de visiter. Cependant je ne puis voir sans un léger sentiment d’envie un grand bâtiment à voiles qui sort de la Porte d’Or et se dispose à partir sans doute pour ces régions lointaines. Si faible est le vent que c’est à peine s’il peut cheminer et que, de loin, je vois les toiles blanches retomber presque inertes le long des mâts. On dirait qu’incertain de la course qu’il doit suivre, il hésite et recule comme effrayé. Mais il ne fait que sortir du port ; la mer, l’espace, l’avenir, s’ouvrent librement devant lui et, se décidant à la fin, il prend sa route en infléchissant légèrement vers le sud. Pour moi, il est temps que je reprenne aussi la mienne ; mais comme j’ai quitté le port depuis bien plus longtemps, c’est pour revenir en arrière.

Le soir, je dîne chez un habitant de San-Francisco, pour lequel j’avais une lettre de recommandation. Il demeure dans une jolie maison en bois, toute blanche, au milieu d’un petit jardin rempli de plantes vertes et de fleurs. Ainsi sont construites nombre de maisons à San-Francisco. Mon hôte habite la ville depuis vingt ans, et il a été témoin de toutes ses transformations. Autrefois, c’était une ville d’aventuriers et de bandits où les personnes et les propriétés étaient continuellement menacées. Aujourd’hui la sécurité y est à peu près aussi grande que dans les autres villes d’Amérique. À la seconde génération, il s’est même formé une espèce de société aux origines de laquelle, comme fortune, il ne faudrait pas regarder de trop près, mais qui a conquis la respectabilité. En revanche, ce caractère fait absolument défaut aux autorités publiques et en particulier à la municipalité de San-Francisco, ce qui ne la distingue pas, au reste, de bien des municipalités américaines. Pendant mon séjour, il y a eu au conseil municipal une séance des plus violentes, où certains conseillers se sont traités réciproquement et en propres termes de voleurs. L’incident a été rapporté le lendemain dans tous les