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appelle le grand désert américain, mais un désert gris sans couleur et sans grandeur. Le sol est comme saupoudré d’une sorte de substance alcaline qui le rend infertile ; on dirait des plaines de cendre, et j’en suis à regretter les prairies. Aussi, pour employer mon temps, je me mets à feuilleter quelques livres de théologie mormonne que j’ai achetés à Salt Lake City : la Perle de grand prix, le Livre des doctrines et covenans, le Catéchisme pour les enfans, tout à fait semblable de reliure et d’apparence à ces petits catéchismes qui sont ou étaient du moins naguère en usage dans nos écoles primaires, et j’ai trouvé dans cette lecture un certain intérêt.

Qu’était-ce à tout prendre que ce Joseph Smith, le prophète, le voyant (the seer), comme ils l’appellent ? Un illuminé ou un imposteur ? Probablement un mélange de l’un et de l’autre, comme il arrive souvent chez les fondateurs de religion. Je ne puis m’empêcher cependant de trouver un certain accent de sincérité dans le récit qu’il a laissé des perplexités cruelles où la diversité des croyances et les luttes ardentes des sectes religieuses avaient plongé ses premières années :

« J’avais à peine quinze ans, dit-il dans ce récit, et déjà le spectacle de toutes ces controverses théologiques avait tourné mon esprit vers des méditations sérieuses et qui me causaient parfois un grand malaise. Mais, si profondes que fussent mes réflexions et parfois mes angoisses, cependant je me tenais soigneusement à part de toutes les sectes religieuses, tout en assistant à leurs réunions aussi souvent que cela m’était possible. Je me sentais plutôt une certaine inclination vers les méthodistes et un certain désir de me joindre à eux. Mais si grande était la confusion entre les différentes sectes, et si âpres leurs contestations qu’il était impossible à quelqu’un d’aussi jeune que moi, possédant aussi peu d’expérience des hommes et des choses, d’en arriver à aucune conclusion précise et de discerner le vrai du faux. Les presbytériens étaient acharnés contre les baptistes et les méthodistes et s’efforçaient de démontrer, en appelant à leur aide tous les argumens de la raison et aussi ceux de la sophistique, que ceux-ci étaient dans le faux. Mais, d’un autre côté, les méthodistes n’étaient pas moins prononcés contre les presbytériens et les baptistes, et ils ne mettaient pas moins d’ardeur à proclamer qu’eux seuls étaient dans le vrai et que les autres se trompaient. Au milieu de cette guerre de mots et de ce désordre d’idées, je me disais souvent à moi-même : Que faut-il faire ? de quel côté est la vérité ? de quel côté est l’erreur ? Et si la vérité est quelque part, de quel côté est-elle et comment ferai-je pour la reconnaître ? »

Joseph Smith en était arrivé à ce douloureux état d’esprit qu’a