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cependant j’avais remarqué la singulière ressemblance des bords du Lac-Salé avec ceux de la Mer-Morte. Cette réflexion, que j’avais faite à haute voix, avait amené sur la figure de notre guide un sourire de satisfaction. « C’est, avait-il répondu, ce qu’a dit Brigham Young lorsqu’il est arrivé sur les bords de ce lac, et cependant il n’avait jamais été à Jérusalem. » Cette ressemblance, au retour, me frappe encore davantage. Ma pensée se reporte en arrière, à une course que j’ai faite il y a quelque vingt ans, non point en chemin de fer, mais à cheval, du monastère de Saint-Saba, dont Chateaubriand a si bien décrit l’unique palmier dessinant sur les rochers arides sa verte silhouette, jusqu’aux ruines de l’antique Jéricho. Toute l’après-midi nous avions longé la rive infertile du lac Asphaltite, dont l’eau mate et huileuse semblait dormir d’un lourd sommeil. Vers la fin de la journée, après avoir mené nos chevaux se désaltérer aux eaux du Jourdain, nous avions planté notre tente aux fontaines d’Elisée ; je me rappelle encore m’être promené longtemps, le soir, au coucher du soleil, regardant la ligne violette que dessinaient au loin sur la pâleur du ciel ces montagnes du pays de Moab dont il est parlé dans l’histoire de Ruth, et me répétant à moi-même cette plainte mélancolique de Noëmi, la pauvre exilée, que je n’ai jamais pu lire sans émotion : « Ne m’appelez plus Noëmi, appelez-moi Mara, car le Seigneur m’a remplie d’amertume. Je m’en allai pleine de biens, et l’Éternel me ramène vide. Pourquoi m’appelleriez-vous Noëmi, c’est-à-dire bienheureuse, puisque l’Éternel m’a abattue et que le Tout-Puissant m’a affligée ? » Eh bien ! tous ces souvenirs, et les rives de la Mer-Morte, et les montagnes du pays de Moab et la plainte de Noëmi elle-même reviennent à ma mémoire avec une vivacité singulière, étonné que je suis de trouver aux rives du Lac-Salé le même aspect désolé, à ses eaux la même teinte d’un bleu mat et la même lourdeur, aux contreforts lointains des montagnes Rocheuses la même teinte violette qui avait autrefois frappé mes regards. Et peu à peu, par une pente naturelle, je me prends à penser à l’extraordinaire destinée de ce petit peuple juif qui n’a jamais possédé qu’un coin sur la surface du globe, qui n’a jamais constitué qu’une peuplade dans la foule des humains, et qui cependant a joué un si grand rôle dans l’histoire morale du monde, rôle qui ne paraît même pas près de finir. Il a vu passer en des mains étrangères le sol qui l’avait engendré ; il a été dispersé comme la poussière aux quatre vents du ciel ; il a traversé des siècles de persécutions inouïes ; mais il est cependant demeuré un peuple a part parce qu’il a su conserver ce qui fait la force des nations : l’unité de sa foi, l’orgueil de son passé, la confiance dans son avenir. Peu à peu, sans bruit, il est même en train de prendre sa revanche et l’on dirait parfois qu’il est à la veille