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s’élève que fort lentement, car il y a longtemps qu’il est commencé. Tout bon mormon doit contribuer par sa souscription à l’érection du nouveau temple, et s’il ne peut verser une contribution en argent, il doit la verser en nature, en fournissant une certaine quantité de moutons, de poulets ou de canards qui sont vendus pour le compte de la caisse des travaux. De même, il doit mettre gratuitement la main à l’œuvre lorsqu’il en est requis pour les ouvrages de maçonnerie et pour les charrois. C’est, en un mot, le système de la dîme et de la corvée que les mormons ont ressuscité ; aussi le caractère de tyrannie sacerdotale dont toute leur constitution sociale et religieuse est marquée n’est-il pas le moindre des griefs que nourrissent contre eux les Américains.

Le temple des mormons n’a pas seulement l’inconvénient d’être trop simple aux yeux des fidèles qui s’y rassemblent tous les dimanches, ou plutôt tous les lundis, qui est leur jour férié, il a de plus celui d’être excessivement froid en hiver. Or, pour s’être fait mormon, on n’a pas renoncé à ce goût et à cette recherche du confortable qui sont poussés si loin en Amérique. Aussi les mormons ont-ils construit provisoirement un temple d’hiver chauffé à la vapeur d’eau. Des pews en bois, très convenablement installés, reçoivent les fidèles, et sous les bancs courent des tuyaux sur lesquels ils peuvent poser leurs pieds pour les réchauffer pendant la durée des offices. Les murailles sont ornées de fresques peintes en grisailles. D’un côté, Moïse et Enoch pour représenter la révélation ancienne ; de l’autre, le Christ et Joseph Smith pour représenter la révélation nouvelle. Au-dessus de l’estrade réservée aux autorités ecclésiastiques, une ruche environnée d’abeilles, symbole de l’activité industrieuse des mormons, surmontée d’un immense œil, qui est celui de la Providence. En face, la première apparition des anges à Joseph Smith. Ces raffinemens de confortable qui sentent leur XIXe siècle, ces peintures bibliques et chrétiennes, avec cet hommage simultanément rendu au Christ, à Moïse et à Joseph Smith, tout cela présente aux yeux du visiteur le plus singulier mélange qui se puisse imaginer : c’est le mormonisme lui-même.

Au sortir de l’enceinte sacrée, nous prenons prosaïquement le tramway et nous retournons à la gare. Nous y retrouvons notre ami le mécanicien qui nous apporte quelques documens que nous avons demandés, entre autres une longue dissertation juridique sur la question de savoir si le congrès avait constitutionnellement le droit d’interdire par une loi la polygamie. Nous remontons dans le chemin de fer qui doit nous ramener à Ogden. Chemin faisant, un peu fatigué de cette longue course, je m’abstrais de la conversation de mes compagnons de route et je regarde par la fenêtre le pays, auquel je n’avais donné le matin qu’une médiocre attention. Déjà