Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu/287

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lesquelles nous avions dîné la veille. Elle portait une robe de mérinos bleu et une large capeline blanche, sans doute pour préserver du soleil son teint des plus roses. Comme elle me souhaitait le bonjour au passage, je lui demandai, pour engager la conversation, où elle allait si matin : « Je rentre chez moi, me répondit-elle ; je ne demeure pas ici, mais dans cette grande maison de l’autre côté du chemin : c’est la maison de ma mère. Je suis venue passer la soirée hier chez ma demi-mère parce que j’avais envie de voir mon frère et aussi parce que j’avais de l’ouvrage à faire. C’est moi, ajouta-t-elle, qui suis chargée de tenir en état le linge et les robes de toute la famille. Comme nous sommes dix-sept, vous pensez qu’il y a de la besogne. Mes sœurs m’ont laissé cette tâche sur ma demande parce que je trouvais le house work trop dur et que cela me fatiguait. » Tout cela dit avec beaucoup de gaîté et de l’air le plus satisfait du monde. J’aurais eu assez envie de poursuivre la conversation et de lui demander comment elle envisageait la perspective d’être un jour la troisième ou quatrième femme de quelque mormon ; mais nous fûmes interrompus par l’arrivée du chapelain et de notre jeune ami, qui, en quelques mots, me mit au courant de leur vie de famille : « Dans cette grande maison longue que vous voyez de l’autre côté du chemin demeurent deux des femmes de mon père. La maison est divisée entre elles deux. Celle-ci, plus petite, comme vous voyez, a été construite récemment pour un de mes frères, qui vient de se marier. Il n’a encore qu’une seule femme. Quand il sera devenu plus riche, il en épousera une autre et bâtira probablement une seconde maison pour elle. Quant à tous ces bâtimens, ils servent à l’exploitation agricole de mon père, qui est très considérable. C’est exclusivement avec l’aide de mes frères et de mes sœurs que mon père fait valoir son exploitation. Mes frères lui servent de laboureurs ou de moissonneurs, suivant les saisons ; mes sœurs se partageât le reste de la besogne. L’une fait le beurre et le pain, une autre s’occupe de la volaille et du poulailler, une autre du jardin et des fruits, celle avec laquelle vous causiez tout à l’heure de l’entretien du linge. Tel est le secret de la richesse croissante des mormons. Ils travaillent en famille et ne sont pas obligés, comme les gentils, de payer des frais écrasans de main-d’œuvre. C’est mon père qui administre tout et qui pourvoit aux besoins de ses enfans. »

Voilà, pensai-je en moi-même, la famille-souche idéale tant préconisée par l’école de la réforme sociale et son illustre fondateur, M. Le Play. Quel malheur qu’il faille venir si loin pour la rencontrer ! Il est vrai que la polygamie gâte peut-être un peu la chose ; mais, bast ! quand il s’agit de sauver la société, faut-il donc y regarder de si près ?