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la porte de notre petit salon s’ouvrait, et une des jeunes filles, probablement chargée du soin de la maison, venait mettre une bûche au poêle qui ronflait doucement, ou bien elle s’occupait de préparer nos chambres et traversait la pièce portant à la main des brocs ou des serviettes. Blonde, fraîche, avec une jolie taille et de grands cheveux flottans sur son dos, elle ne manquait pas d’un certain charme. Pour moi, qui m’imaginais assez sottement (j’en demande pardon à mes lecteurs, mais peut-être quelques-uns partageaient-ils mon erreur) que mormons et mormonnes avaient des mœurs et des toilettes à eux particulières, je me demandais, en regardant ce qui m’environnait, ce petit salon si décent d’aspect, ces inscriptions pieuses sur les murailles, cette grosse bible sur la table ronde, si je n’étais pas le jouet d’une mystification et si tout à l’heure on n’allait pas m’apprendre avec force éclats de rire que je me trouvais tout simplement dans l’intérieur d’une famille protestante. Je fus cependant convaincu de la réalité de mon séjour au pays des mormons, lorsque, rentrant dans la chambre avec sa mère et ses sœurs, mon jeune ami me présenta à une de ses demi-mères, qui était venue également l’embrasser.

Il était temps d’aller nous coucher. On me donna le choix entre partager le large lit du chapelain dans la plus belle chambre de la maison (la chambre du mari sans doute) ou bien avoir à moi seul, dans une petite pièce, la jouissance solitaire d’une couchette assez étroite. Trouvant que la première proposition avait quelque chose de par trop patriarcal j’optai pour la couchette, où je m’endormis avec peine d’un sommeil un peu agité. Je rêvais que je m’étais fait mormon, que j’étais devenu le mari de plusieurs femmes et que, faute sans doute de savoir aussi bien m’y prendre que le vieux mormon, je ne pouvais arriver à faire vivre en paix Suzie, Bessie et plusieurs autres encore.

Le lendemain matin, réveillé un des premiers, je sortis de la maison et je cherchai à faire connaissance avec l’endroit où nous avions passé la nuit. Il faisait un temps froid, mais clair, et, à quelques lieues de nous, la ligne sombre des montagnes Rocheuses se dessinait nettement sur un ciel d’un bleu pâle. La maison de notre hôte était située un peu en dehors de la petite ville d’Ogden, au centre d’un grand verger. Dans ce même verger étaient semées d’autres maisons plus petites, dont les unes semblaient également des maisons d’habitation, les autres de simples dépendances. De l’autre côté d’un chemin assez large, je remarquai une maison basse et longue, environnée de bâtimens agricoles d’une certaine importance. Comme je regardais tout cela, en me demandant par qui toutes ces habitations pouvaient bien être occupées, je vis sortir de la maison une des jeunes filles avec